Aujourd’hui abandonné, le village de Guizanbourg fut l’éphémère « capitale » de l’Approuague au milieu du XIXe siècle.

Au temps de l’esclavage

« On reconnut enfin […] que les terres d’Approuague étaient les seules éminemment fertiles et propres à recevoir de grandes usines pour l’exploitation des cannes à sucre. […] Le jour n’est pas éloigné où ce beau quartier accomplira les brillantes destinées auxquelles il est appelé ». A. Noyer, 1834.

Dans les années 1820, les principaux colons du quartier d’Approuague se lancent dans la culture de la canne à sucre en rêvant de la « fortune » de Saint-Domingue. Ils équipent leurs ateliers en machines à vapeur grâce aux aides financières du ministère des colonies et se procurent des centaines de nouveaux esclaves par la traite illégale (la déportation des Africains a été interdite en 1815). Les maîtres de l’Approuague sont brutaux et violents, les marronnages sont fréquents et la bonne société coloniale vit dans la peur d’une insurrection. Pour maintenir leur domination, les colons ne cessent de demander aux autorités une répression plus importante des évasions et des actes d’insoumission. Dans ce contexte, l’administration accepte en 1829 le projet d’établissement d’un bourg dans le quartier d’Approuague. Il faut donner « un point central » au quartier, déclare le colon Paul lors d’une séance du Conseil privé, car du fait de son isolement, « un pirate audacieux pourrait s’introduire dans la rivière, enlever les nègres aux yeux de leurs maîtres privés des moyens de se défendre ». Le conseiller colonial et planteur Senelle justifie à son tour la présence d’un poste militaire sur l’Approuague en raison de l’accroissement de la population servile. Il appréhende que le manque de « tout moyen de répression » n’encourage les esclaves de ce quartier à « des tentatives fâcheuses ».

En avril 1832, une commission composée de deux officiers, d’un ingénieur des ponts et chaussées, du commissaire-commandant du quartier et du président du Conseil général est envoyée sur le fleuve Approuague afin de trouver le meilleur emplacement possible : il doit notamment permettre des communications aisées avec les parties les plus populeuses du quartier, comme avec Cayenne. Le site choisi se situe à environ 18 kilomètres de l’embouchure, à la jonction du fleuve avec la rivière Courouaye. À cet endroit, la profondeur de la passe permet aux bâtiments de guerre tirant seize pieds d’eau de se mettre à l’abri, tandis qu’une batterie empêche l’approche de tout navire ennemi. Le bourg d’Approuague est fondé officiellement en juillet 1832. Les esclaves effectuent les travaux de défrichement et de dessèchement et construisent le débarcadère et les premiers bâtiments. Dès 1833, le bourg regroupe les deux principaux moyens de contrôle de la population servile : un poste militaire et une église. Cette dernière, qui occupe le centre du bourg, a été financée par une souscription des grands propriétaires du quartier « à raison de 5 francs par tête de nègre ». Le village prend le nom de Guizanbourg en avril 1834, du nom de l’ingénieur esclavagiste du XVIIIe siècle Samuel Guisan. Des lots de terrains, de 22 mètres de façade sur 30 m. de profondeur, sont mis en vente dès juin 1834.
Parmi les habitants libres de Guizanbourg dans les années 1840, nous trouvons le sacristain Allard, un ancien militaire de 60 ans, né à Ouessant dans le Finistère ; Labeth et Anne-Dorina, toutes deux couturières, âgées d’une vingtaine d’années, et vivant chacune avec un enfant ; Érasme Dayries, médecin de 42 ans ; Gabriel Charlotte Clérine, menuisier de 31 ans ; Jean Trémiège, propriétaire, commerçant et greffier ; le Wolof Massa-Quina, fusilier au 3e de marine… Le voyageur Francis de Castelnau, qui visite le bourg en 1843, y décrit une douzaine de maisons et une « jolie chapelle ». Le bourg compte également un quartier pour la garnison, composée de vingt-huit hommes commandés par un officier, et une maison de correction pour les esclaves. Cette même année, le clergé de Cayenne se plaint à l’administration de devoir séjourner dans un presbytère « extrêmement malsain » situé « au milieu de marais fangeux ». Guizanbourg est en effet situé sur des terres d’alluvion, très basses et seulement protégées par des digues. Félix Couy, commissaire-commandant du quartier, justifie ce choix en expliquant qu’il « n’y a pas d’autres terres dans l’Approuague » et que les habitations particulières sont dans le même cas. Le presbytère, qui est selon lui la meilleure maison du bourg, se compose d’un bâtiment à étage, avec galerie haute et basse, d’un rez-de-chaussée parqueté comptant cinq appartements avec « boiseries en acajou » et « ameublement confortable », d’une servitude et d’un jardin. Le curé dispose également de deux domestiques pour son service.

Au point de vue économique, si le village de Guizanbourg sert d’entrepôt pour quelques plantations et chantiers forestiers, il est loin de répondre aux espoirs liés à sa fondation. Les propriétaires sucriers guyanais n’ont pas les capitaux et le savoir-faire nécessaires pour affronter la double concurrence des autres colonies européennes et de l’industrie betteravière. Colons et administrateurs sont cependant incapables d’imaginer un futur sans production sucrière. En 1846, le contrôleur colonial de Cayenne Joret écrit ainsi que la canne à sucre lui paraît la seule culture d’avenir pour le commerce et l’agriculture de la Guyane, « et plus encore peut-être pour le bien-être des cultivateurs esclaves ou libres ». Le fonctionnaire considère en effet qu’une centralisation de toutes les cultures et des esclaves de la colonie autour de Guizanbourg créera de fructueux échanges avec les marchés de Cayenne dont profitera la population servile. Partageant la même idée, une association de colons guyanais et de capitalistes français propose à cette époque que Guizanbourg devienne la principale ville commerciale et industrielle de la Guyane tandis que Cayenne resterait la capitale militaire et administrative. Pour conserver les derniers établissements sucriers guyanais, des regroupements d’esclaves sont donc effectués dans le quartier de l’Approuague. Ces déplacements forcés de travailleurs signifient que des hommes et des femmes sont de nouveau arrachés à tout ce qu’ils ont réussi à reconstruire, leurs familles et les abattis qui les nourrissent… Les esclaves cependant ne sont rien d’autre pour les colons que des biens mobiliers servant leurs intérêts économiques. Le gouverneur Layrle déclare ainsi en mai 1845 :
« Si quelques marronnages sans importance ont eu lieu ces derniers temps, il faut les attribuer à la répugnance qu’ont généralement les esclaves à changer de quartiers, au moment où la colonie, par la force des choses, tend à se déplacer, et à se fixer sur les terres propres à l’industrie sucrière, qui, aujourd’hui, se soutient avec succès à la Guyane, où, j’ai le regret de le dire, les autres denrées coloniales ne sont plus, pour la plupart, qu’une culture ruineuse pour les propriétaires ».
Dans les années 1840, le quartier d’Approuague recense deux mille esclaves et cent vingt personnes libres. En 1846, Guizanbourg compte l’un des trois ateliers disciplinaires de la colonie où sont envoyés les esclaves insoumis ou considérés dangereux.

Au temps de l’abolition

« À Guizanbourg, de nouvelles maisons se construisent ; les ouvriers s’y fixent, quelques établissements publics ont été fondés. Cependant les mesures prises pour réprimer les mouvements qui s’étaient manifestés dans les ateliers d’immigrants africains n’ont pas eu tous les résultats désirés ». Feuille de la Guyane française, 8 mai 1858.

Le 10 août 1848, l’esclavage est aboli en Guyane. Un millier de nouveaux citoyens se réunissent à Guizanbourg pour écouter une messe célébrée pour cette occasion : « Ne pouvant tous pénétrer dans l’église, témoigne l’officier de la gendarmerie, ils se sont placés sous les galeries et aux environs et ont entendu cet office avec le plus grand silence ». Les autorités ont en effet prévenu les anciens esclaves qu’elles ne tolèreraient aucun débordement. Quant aux colons, ils n’ont qu’une obsession : obliger les affranchis à rester sur leurs propriétés. Le 25 juin 1848, dix-sept planteurs s’étaient déjà réunis à Guizanbourg, à l’instigation de Félix Couy, pour rédiger une pétition adressée au gouverneur de Guyane et au ministre des colonies. Ils y soulignaient leurs inquiétudes face au « changement radical » en cours et demandaient l’assistance de la République afin de sauvegarder leurs intérêts, en instaurant « l’obligation » de travail dans les plantations et la répression du « vagabondage ». Dans les années qui suivent, le gouvernement français va répondre favorablement aux demandes des colons en décrétant plusieurs lois coercitives contre les affranchis refusant de prendre un engagement avec leurs anciens maîtres. Malgré les amendes et les peines de prison, les nouveaux libres vont cependant résister et refuser de retourner dans les camps de travaux forcés. En 1856, moins d’un quart des affranchis de l’Approuague ont un engagement. La majorité a préféré s’installer à son compte ou quitter le quartier pour aller vivre à Cayenne. Quelques personnes viennent également augmenter la population de Guizanbourg, comme le prouvent plusieurs achats de concessions au bourg – vendues 150 francs –. Une école primaire y est ouverte en août 1856. Le village s’étend alors sur quatorze hectares occupés de digues et de fossés demandant un entretien régulier. Les digues, témoigne l’officier Carpentier, « servent en même temps de rues joignant les quelques maisons des fonctionnaires ». Durant la saison des pluies, précise-t-il, le bourg est « inhabitable, les digues s’élevant à peine au-dessus des eaux intérieures qui ne peuvent trouver un écoulement pour les écluses de décharge ».

Pour remplacer les esclaves, les planteurs vont recourir aux travailleurs étrangers : au milieu des années 1850, plus de 1 200 immigrants travaillent dans ce quartier, dont près de 200 Africains, une dizaine de Chinois et 980 Indiens. À cette époque, le commissaire-commandant Félix Couy se félicite de la continuité du travail dans les plantations et se montre favorable à de nouveaux recrutements : il recense les barriques de tafia, les boucauts de sucre et de roucou sans se préoccuper des conditions d’existence de cette nouvelle main-d’œuvre. Considérant ainsi que les engagés africains vivent bien mieux en Guyane que dans leurs pays d’origine, il trouve « regrettable » que ces ingrats « entretiennent sans cesse des projets d’évasion ». Couy constate pourtant dans le même temps que la population diminue et que les décès frappent « plus particulièrement » les immigrants.

En 1859, quinze sucreries fonctionnent encore en Guyane, dont la majorité est regroupée dans le quartier d’Approuague. Un article publié dans la Feuille de la Guyane française en août 1862 montre toutes les attentes qui reposent encore sur ce quartier : « Le travail sur les grandes habitations est soutenu ; les habitations sucrières la Garonne, la Jamaïque, Ramponneau et Saint-Perrey font espérer, à différents degrés, un avenir de prospérité, si elles peuvent conserver un personnel suffisant d’immigrants africains ». Dans les décennies 1850-1870, le quartier d’Approuague est marqué par plusieurs révoltes d’engagés Africains et Indiens contre leurs mauvaises conditions de travail : des centaines de travailleurs étrangers vont mourir de malnutrition, violences physiques et épuisement.

Au temps de l’or

En juillet 1855, l’Amérindien Paoline débarque à Guizanbourg avec quelques grammes d’or. La nouvelle se propage alors très rapidement. Une mission officielle, dirigée par Félix Couy, part du bourg pour se rendre sur les lieux de la découverte. Après quatre journées de navigation, la petite expédition guidée par Paoline parvient sur la rivière l’Arataye :
« L’Indien, frappant le sol du pied, a dit dans son idiome : “C’est là, fouillez et vous trouverez”. On s’est mis à l’œuvre sans perdre de temps, et, après avoir remué et lavé grossièrement environ un mètre cube de terre, on a obtenu des paillettes et même des pépites d’or d’une certaine grosseur. On s’est hâté d’expédier à Cayenne ce premier résultat, fruit de quelques heures de travail à la battée ». P.-C. de Saint-Amant, 1856.

Le village de Guizanbourg va immédiatement subir les conséquences de la première ruée vers l’or. En quelques années, la plupart de ses habitants migrent vers les placers se trouvant plus en amont sur l’Approuague. Le bourg devient un simple point de départ pour les expéditions qui partent pour les placers. Le pharmacien Arthur Delteil et l’aventurier botaniste Jelsky y font escale en septembre 1865, avec la petite goélette qui assure la liaison entre le bourg et Cayenne. Delteil décrit le village comme un « petit endroit assez misérable », ne comptant que deux ou trois maisons, une église et des carbets couverts de paille. Il parle également des nuées de moustiques dévorant les hommes à la tombée de la nuit. Jelsky écrit qu’un petit sentier relie le dégrad (l’embarcadère) au centre du bourg où se trouve la demeure du prêtre et quelques autres maisons appartenant aux habitants noirs ou métis. Les deux hommes y restent 48 heures durant lesquelles ils chassent et observent des aigrettes, l’oiseau des marécages Sasa (dit Faisan huppé de Cayenne), quelques serpents venimeux dont le grage, le chien crabier et la tortue de vase Matamata.

En 1873, il ne reste plus que trois sucreries sur l’Approuague. Si le village de Guizanbourg conserve toujours son rôle de centre administratif, sa situation ne correspond plus à la nouvelle réalité économique. Tous les travailleurs se déplacent vers les sites aurifères où, comme le reconnaît un officiel, ils perçoivent un salaire beaucoup plus élevé que dans l’agriculture. « Guizanbourg est en ruine depuis longtemps déjà », écrit-il : seuls la geôle et le poste des surveillants ruraux ont reçu quelques réparations, l’église est en mauvais état et le presbytère n’est plus habitable. Le logement du commissaire-commandant, mis en vente quelques années plus tôt pour 5 000 francs, « est dans un état voisin d’une prochaine destruction » : « quelques propriétés particulières, abandonnées depuis assez longtemps par leurs propriétaires, tombent en ruines. Pendant les trois quarts de l’année, le bourg reste enseveli dans les hautes herbes ». Enfin, ajoute-t-il, « l’aspect n’est pas gai et l’absence d’un prêtre depuis trois mois augmente considérablement cet état d’abandon et de ruine ». Le médecin François, délégué par la compagnie aurifère du Mataroni sur ses placers de l’Approuague en janvier 1875, ne voit à Guizanbourg que la « triste résidence de quelques agents du gouvernement ». L’ingénieur Albert Bordeaux fait un constat identique en 1905 : « depuis la découverte de l’or […] tout a été négligé : les digues n’ont pas été entretenues, l’eau s’est infiltrée partout et a rendu la localité marécageuse et malsaine ».
Un nouveau bourg va se former quelques dizaines de kilomètres plus haut sur l’Approuague, au lieu-dit Régina, où la population est estimée entre 2 000 et 3 000 habitants dans les années 1920. Guizanbourg perd son statut de chef-lieu de la commune de l’Approuague au profit de Régina en janvier 1936. Le village ne compte plus qu’une cinquantaine d’habitants au début des années 1960 et une quinzaine en 1977, un an après la fermeture de l’école. Le site est totalement abandonné au milieu des années 1980. Guisanbourg, sur l’Approuague, aura vécu 150 ans.

Texte et photo de Dennis Lamaison