Il a entendu les cris dans le village, et vu, du haut d’un grand mahot, le groupe d’hommes partir à sa poursuite. Un troisième enfant a disparu, et les villageois l’accusent. Il va donc falloir que recommencent la fuite et l’errance. Il ramasse son long bâton, son seul bagage, et s’enfonce dans la forêt, en courant aussi vite que ses pieds tordus le lui permettent.

Du plus loin que sa mémoire remonte, Maskilili a toujours été le souffre-douleur. D’abord celui dont tout le monde se moquait, à cause de ses pieds tordus, puis les accusations dès que quelque chose n’allait pas au village, un poulet disparu, une casserole manquante, enfin les maladies des enfants, et tous les malheurs, petits et grands. Sa mère a été assassinée en le défendant et il a dû fuir en forêt. Depuis, il hait les hommes, ils sont mauvais.

Les chasseurs sont sur sa trace. Maskilili court, autant que le lui permettent ses jambes torves. Il a appris à utiliser tous les supports, lianes, branches, troncs, qui au lieu de freiner sa progression lui sont autant d’appuis, de points d’ancrages, de supports et de tremplins. Pour dérouter les chiens, la voie des arbres est la seule possible, jusqu’à la prochaine crique. Il saute de branche en branche, fidèle à sa réputation de disparaître sans laisser de traces. La trouée d’un chablis l’oblige bientôt à redescendre et laisser son odeur à terre. Claudiquant, suant, bavant, sifflant de peur et de rage mêlées, il entend à nouveau la meute à ses trousses.
Ce n’est pas lui ! Il a vu les voleurs porter l’enfant sur leur embarcation et disparaître, après avoir pris soin de marcher à l’envers pour lui faire porter le chapeau. Mais lui ne fait pas cela ! Il ne s’est jamais attaqué aux enfants. Un vieux fond d’espoir le pousse à croire qu’il en rencontrera un, un jour, qui le comprendra et rachètera par son amitié toutes ces années de traque, d’incompréhension et de haine. Les adultes en revanche sont une cible qu’il recherche. Toute intrusion dans sa forêt lui est insupportable, et propice à tendre ses pièges. Il refuse que cette espèce destructrice s’installe, et il pratique une résistance individuelle de harcèlement. Vol et destruction de matériel, modification de traces, layon ne conduisant nulle part, présence mystérieuse nocturne, chute programmée d’arbres sur les campements, tout est bon pour nuire à l’intrusion des hommes en forêt.

Sa fuite l’a conduit dans une zone marécageuse. Sa progression d’homme cassé, tordu, s’adapte aisément à ce milieu hostile, et il sait que ses poursuivants, lourdement équipés, y passeront des heures. Il se faufile, souple et coulant, presque sans déplacer les branches. Il atteint bientôt la rivière. La fraîcheur de l’eau lui fait du bien, apaise le feu de son corps. Il ferme les yeux. Ses yeux inquiétants d’animal traqué, terrorisé, détesté.

La Courouaï s’élargit. Il aperçoit un canal envasé qui se perd dans une zone de repousse, bambous, bois cannons, mais aussi les yayamadous, moutouchis, cacao rivière à la croissance rapide. Une ancienne zone habitée. Il s’approche prudemment, sous une nuée de moustiques. Un chemin effacé débouche sur une première ruine. C’est un village abandonné de longue date, les soubassements des maisons en briques l’attestent. Il reste quelques pans de murs, enfouis sous les ronces et la végétation dévorante. Une cache idéale, le repère dans lequel personne ne viendra le chercher, un lieu oublié des contemporains, protégé par les peurs et les légendes anciennes. Pourtant, Maskilili sent toujours vivre l’âme de ce petit village ; ces maisons, ces ruelles presque disparues bruissent encore des innombrables histoires, petits bonheurs ou grands drames, qui ont les ont eues pour décor. Une présence humaine abolie, mais pas tout à fait disparue, une existence oubliée, inquiétante et fantasmée.

Maskilili sent que sa course a trouvé son terme. Il fera de Guisanbourg son ultime résidence. Et si des hommes l’y retrouvent, il vendra chèrement sa peau, mais mourra serein dans cet écrin à sa mesure.

 

Le nom Maskilili désigne à l’origine un esprit de la tradition amérindienne. Il est toutefois plus connu comme un personnage emblématique des contes créoles où il se manifeste comme une sorte de lutin malin, donc méchant. Maskilili a alors une grosse tête et on le trouve souvent à la croisée des chemins, u ne bouteille de rhum à la main. Méfiez-vous de lui, car il a les pieds à l’envers si bien qu’en le voyant, on pense volontiers qu’il s’éloigne alors qu’il s’approche et ce n’est pas toujours pour votre bien. Enfin, prenez garde, si le matin vous trouvez vos pieds-de-piment dévastés, c’est sans doute que Maskilili, qui adore en manger, est passé par là durant la nuit. D’ailleurs, avant qu’il ne s’en aille, vous aurez peut-être entendu son célèbre cri : « Sinekilili ! Sinekilili ! »
David Meéour, conteur