Une Saison en Guyane s’est rendu au 25e anniversaire de l’École Nationale Supérieure d’Art des Guyanes. C’est en 2023 que l’ENSAG voit le jour, sous la triple tutelle des ministères de la Culture, des Affaires étrangères et des Outremers. Installée dans un premier temps dans l’ancien campus universitaire St-Denis, elle devra attendre 6 ans qu’une opportunité foncière et de multiples financements permettent la construction des bâtiments actuels. Totalement innovants et bioclimatiques, ils ont été pensés par le célèbre cabinet d’architecture franco-brésilien Souza&Odger. Pouvant accueillir plus de 300 élèves aujourd’hui, les directions successives ont développé au fil des ans un réseau d’antennes à travers tout le territoire guyanais, mais également au Brésil, Suriname et Guyana. D’ailleurs deux nouvelles succursales sont prévues pour la rentrée prochaine à Trinidad et Tobago. Pour l’occasion, nous sommes allés à la rencontre de son actuel directeur Nell Toukia, entouré de quelques élèves, pour en savoir davantage sur le caractère atypique de cette école. Extrait.

USG : Quelles sont les particularités de l’ENSAG ?
NT : C’est tout d’abord une école qui s’étend sur 4 pays et bientôt un 5ème, ce qui est unique dans le monde. Au tout départ, la Guyane offrait déjà une grande multiculturalité aux premières générations d’élèves. Mais avec cette fédération du plateaux des Guyanes (d’où l’utilisation du pluriel dans la dénomination), ça a renforcé cette particularité, très nourricière pour la créativité. Aujourd’hui on peut dire que l’école s’étend réellement sur près de 5000kms, de Bélem à Port-of-Spain… ce qui fait d’elle la plus grande école du monde, au sens propre comme au figuré (rires).

C’est également un établissement mondialement réputé pour ses pôles « Biomimétisme » et « Couleurs ». Les richesses naturelles du territoire guyanais ont toujours été un gigantesque réservoir de possibilités au service des idées. Il aura fallu attendre le PME, Plan Mondial d’Écologie de 2027 pour que l’on prenne réellement conscience de ce potentiel. Aujourd’hui, l’école est doté d’un département « Couleurs » avec un espace expérimental de près de 6000m² et concernant le département « Biomimétisme », il se caractérise par son étroite collaboration avec la Haute École d’Études Biologique (HEEB). Les études appliquées et transdisciplinaires de la nature aboutissent régulièrement à des brevets qui font notre fierté et notre quasi autonomie financière. Bref, nous avons su capitaliser sur les spécificités du territoire dès le départ, ce qui a largement contribuer à une reconnaissance rapide de notre école à l’échelle mondiale.

Et enfin, avec le concours de politiques bienfaisantes et dynamisantes pour la filière bois enclenchées vers 2015 et à son apogée dans les années 2023, l’artisanat s’est vu renaître. La bonne gestion des ressources locales, le développement des scieries mobiles et l’aménagement des fleuves pour le transport de grumes ont permis d’alimenter le secteur artisanal avec régularité et diversité en matière d’essences. Ajoutez à cela, la présence de plus en plus accrue de créateurs sur le territoire, grâce à notre école notamment, et vous obtenez tout naturellement des collaborations fructueuses. Aujourd’hui, cette dynamique a largement dépassé la filière bois puisque le stylisme et la création textile par exemple ont également trouvé leur bonheur ici en Guyane.

USG : Quel est, selon vous, la principale évolution de cette école durant son quart de siècle d’existence?

Sans hésiter, les élèves. Le changement qui m’a le plus marqué depuis que je suis ici, c’est la provenance des élèves. Quand je suis arrivé en 2029, il y avait moins de 100 élèves et ils étaient tous ou presque guyanais. Vingt ans plus tard, nous avons plus de 350 élèves dont les deux tiers viennent de métropole et du reste du monde. Et par ailleurs, il n’y a jamais eu autant d’étudiants guyanais expatriés. Leur expertise unique sur les sujets que nous traitons ici les rendent force de proposition dans tout les secteurs et aussi précieux sur le marché du travail. Et si aujourd’hui nous avons l’habitude de voir des expositions entièrement dédiées aux créations guyanaises à Beaubourg, à la Tate de Londres, ou au Moma à New York, il faut se rappeler que jusque dans les années 2030, il n’y en avait jamais eu.

USG : Vous avez quatre jeunes gens auprès de vous, nous allons faire appel à leur expérience pour jauger un peu l’esprit de cette école si singulière. Nous avons donc Lisa, Jonah, Floriane et Karim. Alors par exemple, que faites-vous ce semestre à l’ENSAG ?

Lisa : Pour ma part je suis dans mon année de fin d’études et prépare mon projet de diplôme qui traite du néocolorisme*. J’expérimente des nouveaux procédés de sérigraphie sur tous types de supports via des encres naturelles. Cette semaine, je bosse sur la palette des rouges grâce au fruit du Roucou dont j’extrais la cire riche en caroténoîdes.

Jonah : Moi, je viens de Port-Of-Spain et je suis ici pour 3 mois avant de partir à Macapa après la saison des pluies. Je pars jeudi à la station de recherches des Nouragues 2, sur le fleuve Inini. Je débute mon mémoire de fin d’études sur le biomimétisme appliqué au design produit. Ce sera sous la direction du célèbre biodesigner finlandais Bjorn Halsgaard qui vient effectuer des recherches ici et qui a bien voulu superviser mon travail.

Floriane: Je reste ici pour le workshop : Universalité du dessin. Le concept de cet atelier est de réaliser un projet en groupe… sans parler. Le seul moyen de communication entre les participants, souvent de pays, de cultures, et de langues différentes, doit rester exclusivement le dessin. Même en dehors des cours, nous nous sommes engagés à ne jamais parler de notre projet autrement que par le dessin. L’idée est de structurer le dessin comme un langage pour ensuite communiquer et enfin réaliser un projet complexe. Au début, ce n’est pas facile, mais après on arrive à faire de l’humour et même à s’engueuler entre nous. Bref, on peut dire merci Noam Chomsky. (Rires)

Karim : J’effectue un semestre d’échange universitaire. Je viens de l’ENSCI et je travaille sur l’Intelligence Artificielle et le langage humanisé. Je suis venu à l’ENSAG car c’est la seule école au monde à avoir intégré le « Conte » dans les arts appliqués. A première vu, on pourrait se demander ce que ça peut apporter, mais quand vous pensez à l’histoire d’une entreprise, à tous ces robots anthropomorphiques ou zoomorphiques qui nous parlent au quotidien, aux divers objets connectés qui communiquent entres eux et avec nous, etc. vous vous rendez compte de notre volonté, à nous humains, de concevoir des objets à notre image. Il me paraît donc essentiel d’aborder la forme du langage que ces objets pratiquent : la langue, l’intonation, le son de la voix, voire les expressions du visage, etc. C’est pourquoi je suis venu suivre les ateliers de contes couplés avec des interventions de sémioticiens, neuropsychologues et orthophonistes.

Fiction et illustration par David Tardy

L’école des savoirs d’Amazonie

Répartie sur quatre campus (Papaïchton, Cayenne, Moengo et Manaus), l’école des savoirs d’Amazonie a jusqu’ici diplômé plusieurs milliers d’étudiants, de tous niveaux, en formation continue et initiale. Des enseignements techniques et magistraux en langues régionales et nationales sont dispensés par des artisans, chefs coutumiers, soignants amazoniens et occidentaux – qui privilégient la médecine préventive -, des scientifiques et des professionnels du champ culturel. Cette promotion de la diversité, de l’égalité et des différences à l’école a engendré l’émancipation économique et politique des détenteurs de savoirs et des nouveaux diplômés par le rayonnement des multiples identités et le changement de rapport de force avec les élites traditionnelles. Cette situation démontre la corrélation positive qui existe entre le respect et le maintien des identités, le bien-être collectif et individuel et le développement à long terme d’un territoire. Cette trajectoire impulsée, et discutée, dès la petite enfance repousse aussi l’acculturation engagée dès la colonisation et propose des schémas socio-économiques modernes, qui sous-tendent la tradition cosmo-écologique ancestrale et réfutent la loi du marché. À titre d’exemple, les savoirs liés aux plantes sont devenus une source de revenus intéressante, un mélioratif de l’état de santé des populations. L’essor des connaissances botaniques de l’école aux champs a engendré la création d’unions agricoles disséminées sur le littoral et dans l’intérieur du pays. L’économie créée permet aux producteurs et vendeurs de travailler en circuits courts à la production et à la commercialisation de plantes médicinales et forestières. Cet essor d’activité rémunérée permet de rompre avec l’exode rural entamé au début des années 2 000 et offre aux consommateurs des produits sains et du terroir. Suite à des financements participatifs, des familles et des agriculteurs, plus fragiles économiquement, se sont mis à cultiver des parcelles, de citronnelle ou d’atoumo, ensuite distillées par exemple dans le pays des Savanes et dans le Centre littoral. À New Wacapou, sur le Maroni, des horticulteurs se sont spécialisés dans la transformation d’essences amazoniennes, inscrites trente années plus-tôt à la pharmacopée française. Les arômes naturels de wassaï, bois de rose et de jasmin sont des cosmétiques très appréciées.

Texte de Marion Briswalter