Kaldûn, requiem ou le pays invisible retrace l’histoire de trois révoltes : la révolte des Communards, exilés en Nouvelle-Calédonie ; la révolte des Berbères, condamnés à cette même déportation ; enfin, celle des Kanak, spoliés par les colons à la même période. Mêlant théâtre et musique, ce projet d’envergure d’Abdelwaheb Sefsaf entame le 19 octobre une tournée dans l’Hexagone. Dans le même temps, l’artiste travaille à la création d’un festival itinérant dans les Outremer.

Comment vous est venue l’idée d’écrire un spectacle sur la Nouvelle-Calédonie ?

Abdelwaheb Sefsaf : J’ai eu une première esquisse de cette idée il y a trois ans, avec la lecture de Kabyles du Pacifique, de Mehdi Lallaoui. Ce livre m’a plongé dans la réalité de la déportation des Algériens de Nouvelle-Calédonie, une histoire que je ne connaissais pas. J’ai eu un deuxième déclic lorsque j’ai aidé mon fils à rédiger son exposé sur Louise Michel. J’ai découvert qu’elle avait été déportée en Nouvelle-Calédonie. Deux déportations se sont ainsi rapprochées, à la même période, sur le même bateau. Enfin, le troisième et dernier élément, c’est la découverte que ces deux histoires de révolte en rencontraient une troisième : la révolte d’Ataï [grand chef kanak] en 1878.

Comment avez-vous vécu votre première rencontre “physique” avec le Caillou, après l’avoir étudié dans les livres ?

L’histoire calédonienne m’a passionné pendant deux ans, mais il me manquait l’essentiel : la réalité du Pays. J’y suis donc allé en 2021, à la fois pour me confronter à cette réalité, mais aussi pour déclencher le processus d’écriture. Et cela s’est effectivement produit lors de ma rencontre avec Christophe Sand [archéologue calédonien et descendant de déportés algériens]. Il m’a raconté le départ de son aïeul, lors de sa déportation vers la Nouvelle-Calédonie. Son arrière-arrière-grand-mère a bravé les interdits, en fendant la foule pour embrasser son fils une dernière fois. “Qu’est-ce qu’on dit à une mère qu’on voit pour la dernière fois ?”, me demande Christophe Sand. Cette phrase m’a bouleversé. J’ai écrit une chanson où j’imagine les propos de cette mère : “Elle lui dirait les mots d’une mère, prends garde à toi, ne prends pas froid.” C’est aussi simple que ça. En voyant son fils partir, elle sait qu’elle ne le reverra pas. Elle doit faire le deuil d’un fils vivant.

Dans ce spectacle, vous imaginez “une créolisation des langues et des musiques qui n’a jamais eu lieu”. Pourquoi ?

En Nouvelle-Calédonie, j’ai été choqué de découvrir que les descendants des déportés algériens ont perdu toute la culture musicale de leurs ancêtres. Les Algériens ont été les seuls à ne pas avoir l’autorisation de faire rapatrier leurs familles avec eux. Cela a donc accéléré la perte de leur langue et de leur culture. C’était donc pour moi une vraie nécessité d’évoquer leur culture d’origine dans le projet. Elle aurait pu être l’un des ingrédients d’une créolisation. La Nouvelle-Calédonie est une terre de métissage, mais pas de créolisation.
Dans les autres Outremer, la créolisation est commune à tout un territoire, elle permet d’imaginer un langage commun. En Nouvelle-Calédonie, cela n’a pas eu lieu.
Selon Louis-José Barbançon [historien calédonien], cela s’explique par l’existence d’un peuple premier en Nouvelle-Calédonie. Mais il y a aussi eu une volonté idéologique de la part du colonisateur de faire en sorte que ce sentiment d’appartenance n’existe pas.

Vous avez conçu ce projet en deux temps : d’abord un concert, puis désormais un spectacle. Pourquoi ?

On parle souvent de spectacle vivant et j’ai voulu aller au bout du concept : proposer quelque chose qui peut s’écrire au fur et à mesure. J’ai d’abord écrit la musique du concert, avec un texte tissant le lien entre les chansons. Ce projet musical a été joué lors d’une tournée en Nouvelle-Calédonie en début d’année. Avant cela, je ne me sentais pas légitime pour écrire sur l’histoire kanak. Dans cette première version, j’évoquais peu de la révolte d’Ataï. La rencontre avec les artistes kanak m’a donné le sentiment d’être enfin autorisé à le faire. Ainsi, le concert a évolué en spectacle.
Nous racontons cette histoire, via des personnages, en intégrant les musiques déjà composées. La première du spectacle le 19 octobre, sur la scène nationale de Sète, donne le coup d’envoi d’une tournée qui compte déjà une cinquantaine de dates. Nous sommes dix-neuf en tournée. C’est énorme, mais c’est à la mesure de l’énormité de ce récit. J’ai voulu rendre hommage à ces trois peuples, à la hauteur du silence qui a suivi cette histoire extrêmement violente de la colonisation. Je réponds donc à ce silence par un vacarme tonitruant.

Dans cette troupe, on retrouve l’artiste calédonien Simanë. Quel sens donnez-vous à cette collaboration ?

Je ne voulais surtout pas faire de l’impérialisme culturel, j’ai donc souhaité travailler avec des artistes calédoniens, et notamment avec Simanë qui nous accompagne sur toute la tournée française. Il y a cinq ans, lors d’une tournée en Guyane pour le spectacle Médina Mérika, j’ai été sensibilisé pour la première fois à la réalité des territoires ultramarins. Je me suis rendu compte que les échanges culturels entre ces territoires et la Métropole étaient lamentablement pauvres. La représentation que nous avons de la scène artistique ultramarine ne rend pas hommage au foisonnement culturel de ces îles. Il y a Simanë, mais il y en a tant d’autres : des auteurs, plasticiens, chorégraphes que l’on ne connaît pas en France.

Comment donner plus de visibilité aux artistes ultramarins ?

Depuis ma prise de fonction à la tête du Théâtre de Sartrouville et des Yvelines, j’ai voulu apporter un nouvel accès à ces territoires d’Outremer. C’est une évidence de jouer Kaldûn en Nouvelle-Calédonie, mais en réalité c’est une histoire qui concerne tous les territoires ultramarins.
Avec mes collègues qui dirigent d’autres structures, nous portons un projet d’un festival itinérant à double sens. En 2025, je retournerai en Nouvelle-Calédonie avec Kaldûn, requiem ou le pays invisible, dans sa version théâtrale, avec tous ses décors. Mais pour moi, il fallait que ce projet implique d’autres centres dramatiques nationaux pour construire ensemble un Festival itinérant dans tous les outremer, construit à partir de trois ou quatre spectacles pluridisciplinaires. Avec mes collègues directeurs de structures, nous travaillons à cela.
C’est très intéressant, à condition qu’il y ait un retour pour ne pas verser dans l’impérialisme culturel. À l’occasion de ces tournées, nous échangerons donc avec les artistes de ces territoires pour construire un Festival avec des spectacles ultramarins qui seront à leur tour en représentation dans toute la France. Ce serait un festival recto verso : des artistes métropolitains qui viennent en tournée en Outremer puis des artistes ultramarins qui viennent ensuite en tournée en Métropole.

Propos recueillis par Blandine Guillet