La documentariste Zoé Lamazou et le peintre Titouan Lamazou signent un très bel ouvrage, « Escales polynésiennes », paru aux éditions Au vent des îles. Les portraits et scènes de vie peints par Titouan Lamazou sont enrichis par le recueil de témoignages des habitants des archipels polynésiens. Ils racontent les mémoires, la vie, la mort, les possibles.

Boukan : Un des fils conducteurs de l’ouvrage est la mise en garde contre les clichés qui encombrent l’esprit des popa’ (les métros) dès qu’il s’agit de la Polynésie. Vous citez d’ailleurs les propos graves de Titaua Peu, écrivaine tahitienne, qui reproche aux Polynésiennes et Polynésiens de s’être “vautrés” avec facilité dans ces clichés, comme celui de la femme-objet. Les peintres européens, blancs ; le business des photos de vahinés nues a eu un effet délétère sur les femmes, les jeunes filles. Vu ce contexte douloureux, est-ce que l’exercice du portrait, la question de la représentation, a été pour vous plus complexe à appréhender, a été l’occasion de vous questionner de manière accrue en Polynésie ?

Titouan Lamazou : Non pas spécialement. Ni en Polynésie ni ailleurs. On a fait le constat en effet que depuis les publications qui datent de Bougainville de cet « éden polynésien », de la légèreté, de la frivolité des Polynésiens, les clichés se sont installés. Et même chez des auteurs anticoloniaux comme Victor Segalen, qui s’est aussi « vautré » dedans. Mais il se trouve aussi que la femme polynésienne, pour certaines d’entre-elles, ressemble aussi à celles des tableaux de Paul Gauguin. Cette image que certains ont de la femme polynésienne est un peu dérangeante, car ce n’est pas que ça, mais ça y ressemble aussi. Donc, je n’étais pas habité par ça, car le principe dans mes voyages, c’est de m’efforcer – et ce n’est pas facile – de laisser mes éventuelles idées reçues derrière moi – et il y en a forcément, car la Polynésie est farcie de poncifs. Et ainsi d’arriver avec un esprit ouvert et surtout de regarder sans a priori. Cette façon de faire renvoie d’ailleurs au travail de Zoé.

Boukan : Zoé Lamazou, vous avez en effet rapporté la parole d’habitant. e. s des archipels dans ce qui constitue la deuxième partie de l’ouvrage. Cela répondait-il à une volonté d’effacement, pour aller au-delà des carnets de voyage habituels ?

Zoé Lamazou : Oui, j’ai eu besoin de restituer la parole plutôt que de la commenter, car elle se passe de commentaires. On a eu beaucoup de chance de pouvoir réaliser une soixantaine d’entretiens et d’avoir énormément d’histoires, de matière à écrire. Ces histoires réunies se passaient d’explications et il s’agissait aussi d’une volonté de s’effacer parce que j’estime que pour pouvoir parler d’un pays, pour pouvoir parler en son nom propre d’un endroit, d’autant plus lorsqu’il cristallise les clichés, il faut y passer beaucoup plus de temps.
Le dispositif lié à notre voyage qui consistait à aller sur une île et d’y rester un mois avant d’aller sur une autre [le voyage a été échelonné sur quasiment quatre ans], était à la fois rapide mais nous permettait quand même de nous imprégner avant, après, pendant, des enjeux liés aux territoires et à un peuple. Mais ce n’est pas suffisant pour moi pour légitimement m’exprimer et faire un récit. Là, la qualité du témoignage est plus parlante. Et pour l’interprétation artistique, elle passe par la peinture de Titouan et par ses impressions de voyage, qui sont celles du peintre.
TL : Cette construction du livre en deux parties donne un résultat assez juste, je pense. Cette forme au final qui s’est construite pendant le voyage et pendant la réalisation du livre a nécessité un travail presque aussi important que le voyage en lui-même, car au départ le livre n’était pas parti pour être construit comme ça.

Boukan : Ce procédé autour de la restitution libre des témoignages est très réussi. C’est un procédé que l’on rencontre de plus en plus fréquemment dans les ouvrages dorénavant. Mais le “plus” qu’offre votre travail, c’est que vous mêlez ces témoignages : qui de Huahine, qui de Rurutu, qui de Tubuai a un avis sur la mémoire populaire, les tirs nucléaires, les ancêtres… Vouliez-vous entendre chacun. e sur des thématiques précises ou bien les avez-vous laissé. e. s raconter ce qu’ils et elles avaient sur le cœur ?

ZL : On avait une grille de questions prédéfinies que nous avons élaborées tous les deux. Titouan aime bien questionner la trajectoire de chacun avec la question : « D’où viens-tu d’aussi loin que tu te souviennes ? » et ça, ça ouvre des thématiques sur le rapport au vivant, à la mémoire, aux changements récents sur terre et en mer. Après ces questions ne sont pas figées.
TL : On était aussi fréquemment accompagnés notamment aux Tuamotu par un ethnologue thésard qui avait fait sa spécialité sur les pa’umotu [habitants des Tuamotu], qui parle la langue et qui nous a aidés aussi à conduire ces entretiens et à les comprendre. Parfois même il a poussé un peu plus les interlocuteurs vers une voie qui lui semblait intéressante et qui nous aurait peut-être échappé. De telles collaborations nous permettent aussi d’éviter les poncifs.

Boukan : Comment ont été choisis les personnages que vous mettez tous les deux en avant dans ce livre ?

TL : Il y a des gens qu’on savait qu’on allait rencontrer : comme [les écrivaines et militantes] Chantal Spitz, Titaua Peu qui sont des figures connues. On avait également à cœur de rencontrer l’ancien maire de Rurutu avec sa très grande personnalité et sa grande culture. Et puis au fil du voyage, il y a aussi les rencontres de hasard… Si on peut dire que c’est un livre engagé, c’est aussi parce qu’on n’a pas choisi des promoteurs de la « défisc’ » dans l’immobilier, le concessionnaire Toyota, les bétonneurs de Pape’ete. Notre livre est engagé contre ce genre de développement.
ZL : Oui, il y a un biais qui est lié au choix des personnages et aux thématiques qu’on aborde : la relation avec le vivant, la mémoire, la bombe, les enjeux environnementaux et sociaux.
TL : Le fil conducteur est cette relation avec le vivant qu’on trouve chez les Océaniens et surtout les Océaniens du passé. Pour faire un clin d’œil à Philippe Descola [anthropologue qui a travaillé longuement avec des Amérindiens en Amazonie], le mot « nature » n’existe pas non plus dans les langues océaniennes…
ZL : Le mot « nature » n’existait pas. Il existe aujourd’hui, mais il est directement tiré de l’anglais et du français et c’est ça qui nous intéresse quand on va voir les gens : voir ce qui résiste après trois cents ans de colonisation, d’évangélisation et qui ne met pas de frontière entre humain et non humain. En même temps, on n’est pas en train d’idéaliser ce qui serait un rapport plus harmonieux et qui serait un modèle à reproduire. On recherche simplement cette autre manière d’être au monde qui persiste et qui consiste à ne pas mettre la nature d’un côté et les humains de l’autre. On s’est aussi attachés à percevoir la conscience des enjeux globaux qu’a chacun : comme la pollution aux plastiques, le ruissellement agricole, la biodiversité en danger, le réchauffement climatique.

Boukan : Les affreux champignons atomiques qui s’élèvent au-dessus de la mer sont une image malheureusement associée aux cieux polynésiens. Titouan Lamazou, vous avez opté pour un élément très enchanteur : vous avez peint les nuku taeroto. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’ils sont et s’ils sont visibles dans tout le Pacifique sud ou uniquement sur les atolls ?

TL : Ce sont des nuages qui sont uniquement visibles sur les atolls. Parce que dans le vaste océan d’un bleu plutôt outre-mer ou cobalt foncé vous avez cet anneau, cette barrière de corail, et le lagon qui est d’un magnifique bleu translucide et dont la couleur se reflète sur les nuages, car il y a souvent, ici comme ailleurs, des nuages sur les îles. On a vu ces nuages particuliers pour la première fois dans l’atoll d’Anaa [dans les Tuamotu]. Le lagon y est particulièrement fluorescent, et ça donne des nuages turquoise dans le ciel. C’est assez saisissant, car c’est assez inhabituel de voir un nuage bleu, à part peut-être sur les dessins des enfants. Et il se trouve que dans la science très poussée de la navigation des Océaniens, des Austronésiens, ils naviguaient aux étoiles la nuit et quand ils distinguaient les premiers oiseaux pélagiques [signes de l’approche d’une terre], ils passaient de la navigation nocturne à la navigation diurne. Et en dernière phase, en méthode d’approche, ils repéraient les atolls à leurs nuages bleus.

Les cieux nocturnes que vous peignez sont très psychédéliques. Y a-t-il une explication ?

TL : Ce n’est pas du tout dû aux champignons ! Mais on pourrait le croire. C’est une vision d’artiste très poétique qui est un mélange d’observation de ce spectacle à la fois effrayant, angoissant parce que c’est l’infini, mais aussi extrêmement apaisant, car ce ciel, surtout près de l’équateur, fait exactement le même chemin toutes les nuits. Et ma façon d’interpréter cet infini est aussi influencée par les photos des satellites et des télescopes du CNES [Centre national d’études spatiales] quand ils montrent une galaxie très grossie avec un mélange de couleurs. Alors mes cieux ne représentent pas la réalité, ce qu’on voit ordinairement. Mais je pense que ça ne choque personne car c’est exactement l’idée qu’on se fait du ciel et ça a une importance dans la cosmologie océanienne : chaque étoile est un dieu, une déesse. Les étoiles sont liées à l’histoire océanienne.

Pour terminer, il y a ce fameux “bleu outremer” qui existe dans la gamme. Est-ce une couleur que vous utilisez ? Et d’une manière générale, comment travaillez-vous votre palette des bleus ?

TL : Quand je dessine les nuku taeroto [ «nuages qui reflètent les lagons" en pa'umotu, langue parlée dans les Tuamotu], vous verrez qu’il y a plein de rose dans ma peinture. C’est ce qu’il y a de bien avec la peinture : on prend le temps d’observer longuement les choses. D’ailleurs, c’est quasiment impossible de retranscrire en 2D l’impression d’un lagon comme celui d’Anaa en particulier. Dans ces cas-là, j’utilise le vert Véronèse qui est plus proche que le bleu turquoise, qu’on pourrait spontanément utiliser. Et il se trouve que dans ce vert je glisse du rose parce qu’il y a des reflets roses, violets, dans le lointain et des couleurs chatoyantes. Pour le bleu outre-mer, c’est plus pour le large, bien que le large soit un réservoir de lumière. Et puis j’utilise aussi pour les lagons des couleurs fluo pour les mélanger à des peintures plus traditionnelles.

Propos recueillis par Marion Briswalter