Le centre dramatique Kokolampoe est né sur les friches de l’ancien bagne de Saint-Laurent du Maroni, en Guyane. Un symbole de liberté d’expression et de challenge culturels.

Saint-Laurent-du-Maroni, situé à l’extrémité nord-ouest du département de la Guyane, est l’arrondissement le moins peuplé du territoire national avec 2,4 hab/Km2, à 253 kilomètres de la capitale, Cayenne. Alors naturellement lorsque les deux dramaturges Serge Abatucci et Ewlyne Guillaume débarquent dans ce lieu excentré, il y a plus de 20 ans, c’est un autre monde qui s’offre à eux. Serge à l’habitude de dire en plaisantant que le mot théâtre il fallait l’épeler tant il semblait étranger au vocabulaire usuel de la population locale représentée par une pluralité ethnique. Il y a les Créoles, les Hmong, les Amérindiens et aussi les Bushinengue, en particulier les Saramaka. « Le point de départ de cette aventure, c’est la rencontre avec la jeunesse multiculturelle de ce territoire si singulier et cette idée d’y implanter du théâtre-école ». Les deux pionniers mènent sur place un travail de laboratoire pendant 5 ans. « On les a formés à titre expérimental au genre théâtral, poursuit Ewlyne Guillaume. On ne parlait pas la même langue. Il nous semblait à tort que la différence culturelle pouvait s’avérer un obstacle, les Bushinengue étant les plus conservateurs de leur culture. Voilà pourquoi, avant de parler art de la scène, nous avons échangé autour de leur musique, et ensuite seulement nous avons ouvert la porte de la création dramaturgique et réussi ce pari complètement fou. »

Un désir devenu scène conventionnée

Au fur et à mesure des rencontres, ils montent un premier spectacle dont le thème illustre parfaitement la situation : on ne se comprend pas mais on peut communiquer. Il joue la pièce devant l’écrivain Edouard Glissant qui déclara avoir reçu un choc esthétique au point de les inviter à Paris pour jouer la pièce. « Un épisode qui nous a donné du courage. Aussi a-t-on enchaîné sur la création de représentations proches de nos sensibilités et de la leur ». Une complicité va naître de ces échanges, mais au bout de quelques années, les instigateurs du projet sont confrontés à une double impasse : les comédiens étaient exclusivement masculins et il fallait les aider à accéder à un niveau de formation plus professionnel. Ainsi sera porté sur les fonts baptismaux, officiellement en 2003, le centre dramatique Kokolampoe, qui trouve son ancrage sur la compagnie d’Ewlyne Guillaume KS and CO créée bien antérieurement. De la sorte, elle devient la chef d’orchestre de cette expérience guyanaise. « J’ai été formé au théâtre d’art de Moscou. J’ai travaillé avec leurs metteurs en scène pendant dix ans. Il m’a fallu ensuite trouver un outil pour voler de mes propres ailes, pour monter et diffuser des spectacles et c’est ainsi que la troupe KS & CO a vu le jour. C’est à l’origine une compagnie nomade jusqu’à ce que la Guyane nous prenne Serge et moi dans ses bras. » Serge Abatucci devient le co-directeur du centre tout en gardant sa casquette de comédien et de metteur en scène, et Ewlyne la co-directrice. Ce centre, qui 3 ans plus tard change de dénomination pour devenir la scène conventionnée “ Art et Création ” Kokolampoe, sera déclaré d’intérêt national en 2019, sous la direction d’Ewlyne Guillaume. Toutefois le nom usuel reste centre dramatique Kokolampoe. Un lieu d’ouverture, paradoxalement installé en lieu et place de l’ancien et célèbre bagne. Les geôles deviennent des lieux d’expression dédiés à la représentation, à la création, ou encore à la formation. C’est un très joli pied de nez à l’histoire…

Le bout des mondes est ici et partout

Kokolampoe a pour vocation de créer et d’accueillir des spectacles professionnels principalement théâtraux. « Nous avons formé des comédiens en créant une école de théâtre et des techniciens professionnels en partenariat avec le CFPTS (le plus grand et le plus réputé centre de formation en Europe), l’ENSATT (École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre), et un diplôme universitaire de comédien porté par l’université de Guyane alors que nous accueillons aussi des résidences d’artistes. Je reconnais que nous nous sommes imposé un cahier des charges très dense alors que nous sommes une petite équipe. » Mais le centre est surtout connu du grand public pour son festival annuel Du bout des mondes en raison des influences et de la superposition des cultures et des ethnies. À cette occasion, il accueille des spectacles venus de pays improbables : Japon, Vietnam, Russie, Maroc, Canada, Burkina, Laponie. C’est pour cela qu’il est surnommé Du bout des Mondes. « Et tous ces spectacles trouvent un écho, car dans la population nous avons des Chinois ou encore des Surinamiens imprégnés de culture flamande. » Cette boulimie de transactions culturelles a créé un réseau d’intérêts artistiques mâtiné d’un caractère profondément humain.

Incitations, provocations et circonstances

« Nous sommes nés aussi par la convergence de volontés communes, assure Serge, en 2003, de la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) Guyane et du maire de Saint-Laurent de l’époque qui avaient décidé de prioriser le développement culturel de cette zone géographique et nous sommes arrivés à ce moment précis. » Il faut dire que dans cette aventure, les circonstances occupent une place majeure, comme lorsque les deux protagonistes se retrouvent à l’occasion d’un projet entre Martinique, Moscou, Caraïbe et Paris. « C’est cette notion de nomadisme qui nous a fait nous retrouver. Serge présentait un spectacle incroyable de combats de coqs de rue, et travaillait avec des Polonais et des Tsiganes. À partir de là notre collaboration ne s’est jamais distendue. Nous avons créé le projet Orphée Noire, en 1998, avec 18 comédiens africains sur scène. On a répété à l’Odéon puis joué au festival d’Avignon. Ensuite nous sommes passés de 18 à 3 comédiens pour nous produire partout même dans les écoles, les médiathèques, les quartiers en Guyane, devant des élèves Hmong au collège. »

« Nous sommes dans l’action de la création »

« Un peuple sans théâtre n’existe pas, assure le comédien. Edouard Glissant nous a d’ailleurs qualifiés d’un des derniers théâtres de la résistance. Notre colonne vertébrale c’est bien la diversité, la juxtaposition des origines, des cultures, des regards. Nous avons fait tomber les murs de 1000 manières ». Par exemple, en participant au 19e prix Carbet et en organisant un débat public sur l’identité nationale entre autres avec Ernest Pépin, Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau… Nous sommes dans l’action de la création, pas du tout dans la politique. C’est un engagement profondément humain non pas pour fuir les vrais problèmes, mais pour être au cœur même des troubles de l’humanité ». Leur dernière pièce Moi Kadhafi a été jouée récemment en Guadeloupe. Encore une autre manière d’explorer le monde en se posant les vraies questions : comment devient-on bourreau ou victime, par quel processus d’aliénation ? « Même après quelque 50 ans de théâtre, nous avons encore tant à explorer de notre bout des mondes », conclut Ewlyne Guillaume.

Marie-France Grugeaux-Etna