A découvrir dans le hors série Archéologie, disponible dans notre boutique

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Comment s’est passée l’installation des habitants suite à l’abolition de l’esclavage en 1848 ? Quel était le quotidien de ces nouveaux libres dans la 2eme moitié du XIXe siècle ? Grâce à ces investigations, l’ archéologue Mickaël Mestre a réussi à faire le lien entre une première maison sur les flancs du mont Cabassou nommée «La souvenance» et un habitant du quartier actuel.

« Mes amis, dans quelques semaines l’esclavage va cesser à la Guyane. Le 10 août prochain, vous entrerez dans un nouvel ordre social ; vous serez tous libres. […] Ainsi, encore, je dois vous prémunir contre l’abandon des travaux de grande culture pour aller, sur de petites habitations, vous borner à faire des vivres. Le couac, la cassave, les bananes ne peuvent se vendre que dans la colonie. Les bâtiments de France n’en prennent pas. Si donc il en vient beaucoup sur le marché, vous en ferez baisser le prix, à peine même trouverez-vous à les vendre, et vous n’aurez pas d’argent nécessaire pour acheter les provisions et les effets d’habillement dont vous aurez besoin. Les marchands du dehors ne peuvent apporter des salaisons, de la vaisselle, des étoffes, des vestes, des chapeaux, des chemises qu’à la condition de trouver dans la colonie du sucre, du café, du coton, du rocou, du girofle à acheter en retour, et c’est, de leur côté, avec la vente de ces produits que les propriétaires auront de quoi vous payer vos journées, ou que vous pourrez vous-mêmes procurer de l’argent […]. » Extrait de la proclamation du Commissaire général de la République Pariset aux noirs de la Guyane française le 15 juillet 1848.

L’histoire de l’esclavage a connu ces dernières années des avancées significatives. Cependant, la période qui succède à son abolition en Guyane française en 1848, reste encore un domaine de recherche peu exploité sur le plan archéologique. Cet article aborde la question de l’occupation des terres par les nouveaux libres dans la seconde moitié du XIXe siècle. L’histoire se situe dans le quartier d’Attila Cabassou, au cœur de l’Île de Cayenne, où l’étude d’un site archéologique fouillé par l’Inrap dans le cadre d’un diagnostic archéologique a permis d’illustrer l’habitat et la vie quotidienne d’une famille à cette époque.

Cabassou, une très vieille histoire

Le mont Cabassou a connu une histoire singulière, riche en évènements. Le sommet et les alentours ont d’abord été occupés par les populations précolombiennes, et ce pendant plusieurs siècles. Les traces de cette présence sont encore inscrites dans le paysage. Au début de la période coloniale en 1652, il y avait encore deux villages amérindiens placés sous l’autorité de Bimon et d’Apoto, selon un chroniqueur. Le mont Cabassou figure parfois sous le toponyme Mont Papagaye sur certaines cartes du XVIIe siècle. Dans le premier quart du XVIIIe siècle, on l’appelait aussi Colline à Picard en référence au dernier habitant-sucrier qui s’était installé au nord-est de la montagne.

La fondation de l’habitation Cabassou

En 1739 émerge un nouvel établissement sur le flanc ouest de la colline. Bien des années plus tard, Jean Siredey, un arpenteur du gouvernement, achète cette habitation dite Cabassou en 1818 pour la somme de 9000 francs argent au cours de la colonie. Après sa mort en 1844, puis le décès de sa veuve en 1850, l’habitation Cabassou est morcelée. Un plan d’arpentage du 23 novembre 1850 montre une première subdivision de l’ancienne parcelle coloniale en quatre lots de surface équitable, entre les héritiers Siredey. En effet, l’abolition de l’esclavage deux ans auparavant a eu pour conséquence l’écroulement du système économique de plantation. Aussi les héritiers Siredey privilégieront-ils la vente et le démembrement de leur patrimoine dès 1850.

La mise en place d’un nouveau cadastre

Un second plan d’arpentage de 1854 témoigne des débuts de la parcellisation des terrains qui constituaient, avant 1848, l’habitation Cabassou. En mars 1853, on dénombre ainsi près de treize propriétaires. Une recherche à partir du dépouillement des archives confirme que plus de la moitié des individus sont des nouveaux libres affranchis le 10 août 1848. Ces personnes ont accédé à la propriété entre 1851 et 1853. À cette époque, le flanc ouest du mont Cabassou connaît une véritable explosion de l’habitat si bien que les grandes lignes du découpage cadastral, amorcé dans cette seconde moitié du XIXe siècle, restent toujours en vigueur aujourd’hui. Il est aisé en effet de retrouver la trace de ce parcellaire fossile dans les lignes du cadastre actuel, en superposant les couches de données anciennes et actuelles par géoréférencement.

Une nouvelle classe de propriétaires fonciers

Ces nouveaux propriétaires terriens s’appellent Joseph Grace-à-Dieu, André Mabar, Bélisaire Présent, Richard Tibère, pour n’en citer que quelques-uns. Les femmes sont également représentées comme Clotilde Valentin. Les contrats de vente sont signés devant notaire avec des paiements annuels étalés sur trois ou quatre ans. Les sommes engagées paraissent relativement importantes pour l’époque, ce qui pose la question de leur financement. Quelques litiges pour non-règlement sont d’ailleurs recensés dans les archives notariales. Très vite, bon nombre de ces primo-arrivants détachent de leur parcelle un morceau de terrain qu’ils décident de revendre à des amis ou à des connaissances en spéculant parfois sur le prix de la revente. Un réseau se met en place, fonctionnant sans doute par le bouche-à-oreille.

Un habitat tourné vers des activités agricoles

Ce sont pour la plupart des cultivateurs qui choisissent de se tourner vers une économie d’autosubsistance basée sur l’agriculture d’abattis-brûlis, la chasse et la pêche. La famille vit et travaille sur son exploitation vivrière, mais le lien social qui relie ces habitants entre eux dans ce quartier de Cabassou favorise certainement l’entraide dite mayouri pour la réalisation des travaux les plus pénibles. D’autres, plus ambitieux, décident de s’associer à des travailleurs par le biais de contrats d’engagement d’une durée de 6 mois, 1 an ou 2 ans. À cette époque le gouvernement français fut contraint de trouver des solutions pour relever les anciennes plantations désertées pour la plupart par les anciens esclaves. La loi sur la transportation fut votée en 1854 tandis que la Guyane faisait appel à une main d’œuvre immigrée africaine, chinoise, indienne ou malgache pour tenter de réorganiser le travail colonial. Un occupant du quartier de Cabassou, André Mabar, comptait près d’une dizaine d’engagés sur son domaine en mars 1853. La culture des vivres comme le manioc, les dachines, les bananes et les ignames y côtoyait celles du café et du roucou, plutôt destinées à l’exportation. Des noms d’habitations évocateurs Les listes d’inventaire du cadastre ont conservé le nom de ces petites habitations créoles du mont Cabassou. Ces appellations sont évocatrices et reflètent souvent une volonté du propriétaire d’attribuer un sens à leur habitation. Celle-ci porte parfois le prénom de l’épouse : La Joséphine, La Rose-Anna ; ou bien le patronyme du patriarche : Le Présent, Le Saint-Charles. De temps en temps, les habitations prennent le nom d’une idée, d’un concept que la fin de l’esclavage a rendu possible : La Famille, La Victoire, Le Trésor. Dans le cas qui nous intéresse, son propriétaire a choisi un nom simple, que nous qualifierions aujourd’hui de prémonitoire : l’habitation La Souvenance. Un nom pour prévenir l’oubli. En effet, l’archéologie a, plus d’un siècle et demi plus tard, permis de retranscrire l’histoire du lieu.

L’habitation La Souvenance

C’est ainsi que les archives racontent que le 17 septembre 1854, Prosper Pollux et Joséphine Présent vendent à Jacques Noël et Marie Gabrièle Misère un terrain d’une surface de 7 ha, qu’ils détachent de leur habitation dite “ Le Trésor ”. Les vendeurs avaient acquis ce terrain d’Irène Siredey le 27 septembre 1853. La vente est conclue pour la somme de 500 francs payable comme suit : 160 francs payables d’aujourd’hui à vingt jours, 200 francs dans un an, 260 francs dans deux ans de ce jour. Les acheteurs sont âgés respectivement de 52 et 41 ans. Ils habitent Montsinéry lorsqu’ils acquièrent ce terrain, mais avant 1848, ils étaient placés sur l’habitation La Franchise dans l’Île de Cayenne. Une tierce personne, Marie-Rose Misère, dite Popotte, âgée de 23 ans, vit avec eux. Elle est peut-être la sœur ou la fille de Jacques Noël. Elle a aussi un fils, Pierre Louis Marcellin, né de père inconnu en 1850 à l’habitation La Franchise. C’est probablement par cette filiation que le bien s’est transmis jusqu’au propriétaire actuel. Seulement six ou sept générations séparent cette histoire de notre époque.

Des traces archéologiques

Une ruine en maçonnerie de pierres sèches marque encore l’emplacement de l’ancienne maison. Le socle qui supportait l’habitation est construit par un amoncellement de pierres brutes débordantes et de moellons sommairement ébauchés, parfois rangés en assises horizontales. L’ensemble forme un plan parfaitement horizontal, orienté nord-est/sud-ouest et s’adapte au pendage naturel du terrain. Les matériaux qui composent la plateforme de l’habitation sont tous d’origine locale. Il s’agit pour l’essentiel de blocs de dolérite et de latérite détachés du socle rocheux affleurant. Le rôle de la base maçonnée est d’empêcher la dégradation du bâtiment en bois des remontées capillaires, des écoulements d’eau et des attaques d’insectes.

Un sol pavé révélateur des espaces intérieurs

Le sol de l’habitation est constitué en majorité de briques cuites non marquées, jointoyées à l’argile. Elles reposent sur une chape d’argile brunâtre d’environ 8 cm d’épaisseur qui joue un rôle d’amortisseur. Un changement dans le rythme de pose à certains endroits permet de restituer l’emplacement d’anciennes ouvertures et de deux cloisons aujourd’hui disparues. Le dallage de briques est également associé à des pierres plates en calcaire marin gris, sans doute importées des Antilles ou de France métropolitaine. La disposition de ces pierres de taille matérialise l’emplacement d’anciens poteaux porteurs verticaux. Elle révèle également deux entrées parfaitement centrées sur les façades du bâtiment. Ces seuils permettaient d’accéder dans la maison par la pièce du milieu. Une maison en matériaux périssables L’absence de murs encore en élévation permet de conclure à un ancien bâtiment à ossature de bois, d’environ 9,5 m de long pour 4,5 m de large, soit une surface habitable proche de 42 m². Le corps de ce bâtiment rectangulaire comptait trois pièces en enfilade de surfaces égales d’environ 14 m². L’orientation générale du bâtiment n’était pas anodine, soumise aux alizés de nord-est, des ouvertures de toit aménagées dans les murs pignons devaient permettre un éclairage des pièces collatérales ainsi qu’une ventilation naturelle traversante. La pièce centrale correspondait probablement à la salle à manger ou de réception, ouverte sur l’extérieur. Les deux autres pièces composaient sûrement les chambres à coucher, si l’on se fie au nombre de personnes recensées par l’état civil sur l’habitation. L’absence de tuile dans la couche de démolition indiquerait que la couverture était réalisée en matériaux périssables. Un recensement de mars 1853 mentionne d’ailleurs des constructions strictement couvertes en paille dans ce quartier de Cabassou. Cependant, les tranchées du diagnostic archéologique n’ont donné qu’une vision partielle de cet habitat avec pour point d’orgue la maison principale. Une fouille, assortie d’un décapage mécanique, aurait sans doute permis de retrouver les traces de constructions annexes plus légères, dites fourches en terre, dont on peut supposer l’existence sur le site : carbet cuisine, abri pour la préparation du manioc, enclos pour l’élevage, carrés de culture, etc.

Un mobilier bien daté

Le mobilier archéologique prélevé démontre une occupation de l’habitation à partir de la fin de la première moitié du XIXe siècle jusqu’au début du XXe. L’échantillon permet de reconstituer le patrimoine mobilier des occupants et les circuits d’approvisionnement. La découverte, dans le remblai de fondation, d’une monnaie frappée au nom de « Louis-Philippe I, roi des Français, 10 centimes, 1846 » livre une date de terminus post quem. Ainsi faut-il comprendre que la construction de la maison est postérieure à l’émission de cette monnaie. Celle-ci a d’ailleurs fait l’objet d’un tirage assez modeste, 1 400 000 exemplaires au total pour ce seul millésime, d’autant qu’une partie des monnaies de 5 et 10 centimes du type dit « des Colonies » a également circulé en France métropolitaine. Le mobilier du site propose un instantané de la vie quotidienne de La Souvenance. Il est majoritairement d’importation française. La faïence et la céramique vernissée retrouvées sont des productions typiques du XIXe siècle. La faïence fine provenant de la manufacture bordelaise Vieillard et Johnston est, ici, particulièrement bien représentée et renvoie à des productions entre 1840 et 1895. Un élément sort du lot, un récipient dont le fond à décor bleu figure une scène religieuse légendée « Deux heures du matin, Sonnez les matines ». Le mobilier en terre cuite vernissée provient, quant à lui, en grande partie du sud-est de la France. Un fragment de pot de chambre à glaçure jaune à l’intérieur et orange à l’extérieur se distingue par son anse cannelée qui porte une empreinte au doigt caractéristique des ateliers de Vallauris, dans les Alpes Maritimes. Deux tians, bassins tronconiques à bord large triangulaire et à fond plat utilisés pour la cuisine ou la toilette, proviennent de la vallée de l’Huveaune, dans l’arrière-pays marseillais. Enfin, un fragment de grosse jarre de Biot à glaçure interne jaune a également été trouvé, souvent réemployée comme réservoir à eau dans l’habitat traditionnel antillo-guyanais. La porcelaine mise au jour sur le site correspond à des objets religieux. Parmi eux, un christ en croix, incomplet, en biscuit de porcelaine, présente une agrafe métallique au dos indiquant qu’il était à l’origine fixé sur un crucifix en bois. Plus remarquable encore est la découverte de deux vases de mariée, ou cornets de mariée, renseignant sur une tradition catholique française. Celle-ci est pratiquée au sein de toutes les catégories sociales entre 1830 et 1930. La parure comptait trois vases dorés ou peints : le grand en l’honneur de la mariée, les deux autres, plus petits, pour le garçon et la demoiselle d’honneur. Ils étaient destinés à recevoir les bouquets bénis ou la couronne de la mariée. L’ensemble pouvait être fixé sur un socle en bois puis placé sous une cloche en verre afin d’être exposé en bonne place dans le logis. Les deux vases de La Souvenance présentent des motifs en relief de fleurs d’oranger, symbole de pureté. Ils pourraient être un témoignage du mariage de Pierre Louis Marcelin Misère le 24 janvier 1878 car l’état civil le déclare installé sur l’habitation la Souvenance à cette époque. Trois fragments de pipe en terre blanche ont été mis au jour. L’un d’eux présente une corolle de points autour du fourneau et renverrait au modèle dit “ ordinaire” ou “ belge à pincée longue ” de la manufacture Victor Petit, située à Moulins-Lille, et produit entre 1829 et 1883. Un fragment de tuyau porte la marque de la fabrique de Saint-Omer et se situerait chronologiquement entre 1846 et 1880. Le mobilier de verre est abondant sur le site. L’essentiel des bouteilles trouvées correspond à des productions françaises du milieu du XIXe siècle et témoigne d’une consommation domestique d’alcools -vins bordelais et gin -, d’huiles et de condiments conditionnés. Parmi les éléments les plus caractéristiques figure une bouteille d’huile d’olive “ Possel fils ” datant des années 1880 et un goulot de bouteille d’absinthe verte portant le sceau “ Pernod fils ” encadré de deux étoiles, un modèle produit entre 1880 et 1915. Des fonds de bouteille, de production semi-mécanisée, ont également été prélevés et correspondent à des productions de la première moitié du XXe siècle. Enfin, un encrier complète le corpus. Les objets métalliques liés à la menuiserie – clous, gonds et crochets de porte, ferrures et charnières paumelles – sont relativement nombreux. Les objets usuels métalliques sont également bien représentés : fragments de grille de poêle à bois et charbon, lames de couteau, machettes, fragments de seau et anses de marmite. Ont également été mis au jour dans l’angle d’une des pièces, une centaine de plombs de pêche vraisemblablement accrochés à un filet de type tramail ou épervier. La pêche devait constituer une ressource alimentaire quasi inépuisable dans ces savanes marécageuses qui s’étendent au pied du mont Cabassou. Des recherches complémentaires en archives sont en cours pour approfondir cette étude. L’habitation La Souvenance semble avoir été abandonnée aux alentours de la première décennie du XXe siècle. Le bien s’est transmis aux générations suivantes qui a continué de cultiver la parcelle sans pour autant l’habiter. Sur le plan archéologique, il subsiste encore dans les environs quelques rares vestiges de cette époque, chacun racontant un pan différent de l’histoire du lieu. Malheureusement, la pression immobilière des dernières années aux abords du mont Cabassou tend à effacer ces dernières traces du paysage. Précisons que le propriétaire actuel des terrains, dont la mémoire familiale se confond avec l’histoire du site, a pris le parti de conserver et de valoriser les vestiges en les intégrant à son projet immobilier et, ainsi d’en garder la souvenance. Texte et photos de Mickael Mestre