Nicolás Maduro n’active pas les bons leviers pour récupérer la zone contestée de l’Essequibo de manière efficace et pacifique. Le Vénézuéla doit accepter de plaider son dossier devant la Cour internationale de justice. Deux diplomates et politologues vénézuéliens présentent la marche à suivre aux lecteurs du journal El Diario. 

Depuis des semaines, la Guayana Esequiba est la préoccupation majeure des médias vénézuéliens, mais aussi le fil rouge du récit officiel du régime de Nicolás Maduro. Le 3 décembre, un référendum consultatif sera organisé sur cette Zona en Reclamación de 159 542 km2. Les citoyens seront interrogés [à travers cinq questions] sur la voie à suivre par l’État vénézuélien pour recouvrer sa souveraineté sur ce territoire.

Il s’agit à l’origine d’un différend avec le Royaume-Uni, puissance coloniale qui occupait irrégulièrement une grande partie de ces terres [Caracas soutient que le fleuve Essequibo doit être la frontière naturelle, comme définie à l’époque de l’empire espagnol]. En 1899, la sentence arbitrale de Paris donne raison au Royaume-Uni [contre l’avis des États-Unis]. À partir de 1966, l’ex Guyane britannique devenue République coopérative du Guyana hérite du contrôle de l’Essequibo.

Aujourd’hui, les tensions diplomatiques avec le Guyana sont attisées à la fois par son président, Irfaan Ali, et par Maduro lui-même. D’une part, le Guyana considère le référendum comme une menace pour son intégrité territoriale, l’Essequibo occupant environ 70 % de sa superficie totale. D’autre part, le Vénézuéla, outre sa revendication, dénonce l’exploitation du pétrole et du gaz – avec des licences accordées par les autorités guyaniennes – par des sociétés transnationales dans les eaux contestées.

La Cour internationale de justice (CIJ), principal organe judiciaire de l’Organisation des Nations unies (ONU), est l’un des acteurs clés du contesté. Pendant des décennies, le secrétaire général de l’ONU a agi directement en tant que médiateur ; en vain ; en 2018, il confie le dossier à la CIJ. À cette même période, le Guyana saisit la CIJ dans le but de valider la sentence arbitrale de 1899. Le régime de Maduro refuse dès le départ de reconnaître l’autorité de la CIJ, brandissant l’accord de Genève de 1966. Un accord [signé par le Vénézuéla, le Royaume-Uni et la Guyane britannique peu avant son indépendance] qui invite les pays à convenir d’une résolution pacifique du litige par le dialogue, sans intervention de la Cour, et exclusivement à travers la médiation du secrétaire général des Nations unies. D’ailleurs, les trois premières questions du référendum visent justement à entériner le non-respect de la sentence arbitrale de 1899 et l’ingérence de la Cour internationale de justice.

Cependant, de nombreux experts considèrent que ne pas saisir la CIJ, même sur la base du référendum, serait une grave erreur. Selon Oscar Hernández Bernalette, ambassadeur ayant servi dans différents pays entre 1978 et 2009, au-delà des négociations directes avec le Guyana – ce qui semble bien improbable compte tenu des tensions actuelles -, le Vénézuéla n’a pas le choix. Le régime, en tant que représentant de l’État vénézuélien, devrait se présenter devant la Cour et démontrer la nullité de la sentence arbitrale de 1899, en utilisant les outils mis à sa disposition. « Ne pas comparaître devant la Cour, ce serait jouer le jeu du Guyana », explique-t-il.

Pour le diplomate et analyste international Eloy Torres Román, si les missions de bons offices de l’ONU n’ont pas fait florès, c’est dû, en partie, à la réticence du Guyana et aussi au relâchement de l’État vénézuélien dans les décennies qui ont suivi l’accord de Genève. « Malheureusement, le Guyana […] s’est montré très agressif à notre égard. Le Vénézuéla a toujours tablé sur la diplomatie et le droit international, et si depuis la révolution bolivarienne [1999], le dossier de l’Essequibo a été partiellement remisé, le Vénézuéla n’a pour autant jamais abandonné sa revendication, indépendamment du pouvoir en place », affirme-t-il.

C’est pourquoi, au-delà du référendum, l’État vénézuélien doit se renforcer en tant que tel pour exercer sa souveraineté et envoyer un message fort au Guyana, toujours par la voie diplomatique. Cela passe par une refondation des institutions du pays, depuis le ministère des Affaires étrangères et les Forces armées nationales bolivariennes (FANB) jusqu’à l’économie. « Le Guyana, un pays à peine deux fois plus peuplé que le quartier de Petare [immense cité à l’est de Caracas], profite de la faiblesse institutionnelle actuelle du Vénézuéla pour se moquer de nous », déclare-t-il.

La lutte de tous les Vénézuéliens

M. Hernández estime que le Vénézuéla dispose non seulement des preuves historiques et juridiques nécessaires pour démontrer le caractère arbitraire de la sentence arbitrale de 1899, mais aussi des capacités diplomatiques et intellectuelles suffisantes pour se défendre devant la CIJ. Toutefois, pour obtenir gain de cause, l’État vénézuélien doit monter une équipe d’experts de tout bord dans de multiples disciplines telles que l’histoire, la géographie et le droit international. « Si nous présentons un groupe de personnes partiales, sans expérience ni connaissance des mécanismes multilatéraux, qui ne misent que sur la négociation, eh bien, nous perdons une opportunité. Il faut affûter nos arguments et comparaître devant la Cour », déclare-t-il.

M. Torres partage le même avis. Selon lui, le régime ne devrait pas monopoliser sous sa bannière politique une lutte qui appartient à tous les Vénézuéliens. Il déplore que plusieurs universitaires et hauts fonctionnaires qui, pendant des années, ont écrit sur la question, aient été évincés du ministère des Affaires étrangères, et surtout que leurs travaux n’aient pas été pris en compte lors de l’instruction du dossier sur l’Essequibo.

Les deux diplomates sont conscients que la CIJ puisse se prononcer en faveur du Guyana, ramenant le Vénézuéla à la situation de 1899. D’autant plus que le régime refuse de coopérer avec la Cour et que son image est de plus en plus ternie aux yeux de la communauté internationale. L’État vénézuélien fait l’objet d’une enquête de la Cour pénale internationale (CPI) sur de possibles crimes [lors de la répression sanglante de manifestations antigouvernementales en 2017]. Cependant, ce n’est pas la réputation du pays plaideur qui compte, mais la clarté des faits, et c’est sur ce point que le Vénézuéla doit se concentrer, argumente M. Torres. « La CIJ ne va pas se prononcer en fonction du capital sympathie ou du sentiment de rejet à l’égard d’un président, mais en fonction de ce qui est présenté sur la table », assure-t-il. […]

La cinquième question du référendum traite de la création de l’État de Guayana Esequiba, en tant que partie intégrante du territoire vénézuélien. Cela sous-tend en pratique l’annexion de la Zona en Reclamación, indépendamment des procédures ou des arbitrages qui pourraient se tenir en parallèle. Selon M. Hernández, c’est contraire au droit international et cela provoquerait une condamnation unanime à travers le monde. Une proposition irréalisable, à ses yeux, car elle ne repose sur aucune base permettant de la mettre en œuvre. […]

M. Torres va dans le même sens assurant que le Vénézuéla n’a actuellement pas les moyens économiques et militaires pour exercer un contrôle effectif sur le territoire. […]

Le souvenir des Malouines

Pourtant, les déclarations des autorités militaires, et du ministre de la Défense Vladimir Padrino López notamment, portent à croire que la voie de la force est bien sur la table du chavisme. Dans une récente interview, l’ancien ambassadeur du Vénézuéla au Guyana, Sadio Garavini di Turno, fait un parallèle entre la campagne actuelle pour l’Essequibo et la guerre des Malouines de 1982. À l’époque, la dictature militaire argentine avait aussi remué la fibre patriotique à propos d’un territoire contesté pour susciter un sentiment d’unité nationale contre le Royaume-Uni. Bilan : 650 combattants argentins et 255 Britanniques tués.

M. Hernández ne croit pas à une issue autre que pacifique et diplomatique au conflit. Selon lui, l’accord de Genève jette les bases d’un mécanisme de résolution du conflit favorable aux deux parties. Le Vénézuéla n’a pas besoin de recourir à la violence sachant qu’il dispose des preuves nécessaires pour gagner la bataille juridique.

« Nous espérons que l’exemple des Malouines restera dans les mémoires comme une pratique erronée, qui cherchait à rassembler, et qui a conduit à une défaite militaire et finalement divisé la population argentine elle-même », souligne-t-il. […]

Un pouvoir en campagne

Des experts tels que le chercheur Héctor Briceño et l’activiste Rafael Uzcátegui pensent que le différend frontalier ne va pas dégénérer en conflit armé. Il va cependant créer un climat de belligérance suffisamment tendu pour reporter les élections présidentielles de 2024 – et aussi servir d’autres intérêts -, au cas où le parti au pouvoir venait à perdre la face. L’objectif de la consultation, plutôt que de récupérer un territoire contesté, est de polariser l’environnement politique afin d’unir la base du parti au pouvoir autour de Nicolás Maduro et de préparer sa machine électorale, ainsi que de légitimer son image de leader, même au sein des sphères de l’opposition.

Malgré tout, M. Torres est favorable à la participation aux élections présidentielles. Non seulement pour éviter d’éventuelles représailles contre ceux qui refusent de s’exprimer sur la question de l’Essequibo, mais aussi pour montrer la force et l’unité des Vénézuéliens face au Guyana sur une question qui, selon lui, dépasse les luttes partisanes.

Pour M. Hernández, il y aura un retour à la réalité, car vu le caractère consultatif et non contraignant du référendum, l’État ne sera pas tenu de se conformer aux points soumis au vote et cela ne changera en rien la situation actuelle avec le Guyana. Cependant, il redoute un scénario inverse selon lequel, avec un taux de participation non représentatif de la volonté nationale, une ligne de conduite serait imposée, qui ferait courir le risque de perdre l’Essequibo pour n’avoir pas su saisir la CIJ.

Et de conclure sur la pertinence du référendum : « La majorité de la population ne comprend pas ce qu’on lui demande, elle n’a aucune idée de ce que représente la Cour internationale de justice. Lorsqu’on vous dit de voter oui aux cinq questions, il s’agit surtout d’aligner des résultats plutôt que de demander à la population une indication claire sur le cap à suivre. Il se peut que cela ne débouche sur pas grand-chose et que cela ne suscite pas même la moindre émotion dans le pays. » [Un électeur sur dix se serait rendu aux urnes le 3 décembre, selon l’opposition.]

“Referendo por el Esequibo: ¿cuál debería ser el camino a seguir por Venezuela en su reclamo?”, Jordan F., El Diario, 28/11.

El Diario de Caracas, journal d’opinion à succès, en circulation de 1979 à 1995, rassemblait les principales jeunes plumes du Vénézuéla de l’époque. Il fut relancé à plusieurs reprises et apparut pour la première fois en ligne en 2012. En décembre 2019, il devient El Diario, en version digitale, visant un public cosmopolite avec une équipe renouvelée pour « un journalisme en profondeur et sans peur ».