À Tahiti, des coraux géants font le buzz : à l’UNESCO, c’est une découverte ; en Polynésie, un affront. En vérité, c’est un symbole : celui des grandes barrières qui tardent à tomber entre communautés locales et scientifiques d’ailleurs.

C’était le 20 janvier 2022, il y a un peu plus d’un an. Vous vous rappelez peut-être des photos : un tapis de coraux à perte de vue, déployant en pétales serrés d’immenses colonies, entre le coquelicot et la girolle rigolote, et par-dessus, quatre petits plongeurs qui donnent l’échelle du récif. La zone était photographiée par la fondation française 1 OCEAN, en mission pour l’UNESCO à la presqu’île de Tahiti. L’équipe était alors formelle : il s’agit d’une « découverte exceptionnelle ».

Tout le monde en a parlé, de ce récif : la BBC, Le Monde, des médias en Inde et à Macao. TF1 l’a même mis au 20 h. Une actualité feel good comme on aime, une petite goutte d’espoir sur une planète en flammes. Sauf qu’en Polynésie, la nouvelle a un goût salé.
Un mot fait tiquer : « découverte », vraiment ? Rapidement, la presse du Fenua encadre le terme de guillemets, interroge les habitués du récif. Une pétition circule. Dans un communiqué, le gouvernement polynésien condamne le terme, laissant croire « qu’il faille attendre l’intervention de certaines personnes particulières pour enfin découvrir les merveilles du monde ». La population le connaît depuis des lustres, ce récif, argue-t-il. Pour lui, « cette découverte hors du commun n’en est pas une ».
« On connait ce caillou-là », s’est dit Dell Lamartinière devant les images de coraux. Pêcheur professionnel au fusil et à la ligne, il y va souvent, même qu’il a fait des compétitions là-bas. « C’est des spots profonds, il faut vraiment avoir un certain niveau pour y accéder », observe celui qui fréquente le coin depuis plus de vingt ans. « J’habite juste en face. J’y pêche depuis tout petit. »
Comme toujours, comme partout, les réseaux sociaux s’embrasent. Puis se radicalisent. Désormais, la cible n’est plus seulement la mission UNESCO, mais le scientifique, le popa’a (l’étranger), le colon.

Mauvaise presse

Au début, Laetitia Hédouin n’y croyait pas trop ; des récifs « incroyables », on en promet régulièrement à la biologiste spécialiste des coraux. Le club de plongée Mokarran Diving insiste, il faut qu’elle vienne voir celui-là. Elle y va dubitative, repart convaincue : « C’est un trésor, qui se doit d’être protégé », estime la scientifique.
De retour au CRIOBE de Moorea, le laboratoire de recherche où elle travaille depuis 2010, Laetitia Hédouin contacte 1 OCEAN. Un partenariat se met en place, et fin 2021, les plongeurs français s’envolent vers ce bout d’océan préservé, à 15 000 kilomètres de la capitale.
« J’ai été ultra déçue », regrette la biologiste. Pour elle, la polémique est injuste, et élude l’essentiel : une cartographie du récif — trois kilomètres, jusqu’à 65 mètres — et surtout, son état – des colonies quasi intactes malgré un blanchissement corallien catastrophique en Polynésie en 2019. « Pour une fois qu’il y a une bonne nouvelle sur les récifs, les gens ne sont pas contents. C’est ‘‘on savait tout déjà’’, et la recherche n’a pas besoin d’exister. C’est déprimant. »
« Ridicule », commente Alexis Rosenfeld, leader de 1 OCEAN et photographe sous-marin, à propos des critiques. Pour lui, elles reposent sur du racisme, des jalousies, des journalistes qui déforment tout. « On ne parle pas d’une découverte », dit-il. « Ce n’est pas nous. Nous, on a parlé d’une découverte scientifique. » Quid du communiqué publié sur le site de l’UNESCO, qui titre : Un récif corallien très rare découvert près de Tahiti ? « Scientifique », répète le photographe, qui rappelle avoir été autorisé par la DIREN à travailler sur le récif.
« C’est anecdotique ce titre-là », tranche Thomas Burelli, professeur de droit à l’Université d’Ottawa et spécialiste du droit de l’environnement. « On s’en fiche un peu. » La vraie question étant : que révèle-t-il ? Selon lui, l’annonce rappelle « une attitude de Terra nullius ». Traduction : si ce n’est pas dans les registres officiels, ça ne compte pas. « C’est problématique, car cela a tendance à invisibiliser les communautés et leurs contributions », explique le chercheur, pas étonné pour autant. « Pour des Français toujours formés en France, c’est possible de ne pas être sensibilisés. »
« On est dans un contexte colonial, post-colonial, selon les points de vue », observe l’anthropologue et sociologue Tamatoa Bambridge. « Il y a eu les premiers contacts, les épidémies, les essais nucléaires. Il faut prendre ça en compte. Ça fait partie de l’histoire des gens, de leur patrimoine. Il n’y a pas que ça ; mais il y a aussi ça. »
Le chercheur polynésien basé au CRIOBE se souvient d’un de ses premiers terrains d’étude, à Tahiti, où il n’avait « jamais vu autant de pitbulls en liberté », dit-il en riant. Cette absence de confiance initiale, ce default mode, il l’observe au quotidien. « La principale chose à mettre en place, c’est la confiance. Et ça, ça met du temps. »

Il était des sciences

Clara est biologiste. Elle est aussi une popa’a en Polynésie. « Il faut sans arrêt faire attention à ce que tu dis, à qui, comment », explique celle qui préfère témoigner sous pseudonyme. Depuis quatre ans, elle s’emploie à bâtir des relations d’égal à égal avec ceux qu’elle reverra à la pharmacie, au marché, au ma’a du dimanche. « Ma vision, c’est qu’on est dans le partage. J’ai des connaissances, eux aussi. Et elles sont complémentaires. » Pour elle, la mission 1 OCEAN a alimenté la défiance : « Ça nous décrédibilise. On met des années à gagner la confiance des gens. On ne veut pas que tout soit gâché. »
Pour étudier les pontes coralliennes, le biologiste marin Vetea Liao mise tout sur la science participative. Son association Tama No Te Tairoto repose sur des dizaines de volontaires, surveillant près de 80 sites. « Ce qu’on veut, c’est vraiment partager », explique Vetea Liao, qui confie explorer de plus en plus les liens entre corail et culture ma’ohi.
Lors de la mission, l’équipe 1 OCEAN lui demande conseil, espérant documenter une ponte sur le récif de la Presqu’île. C’est un succès, et son association bénéficie des observations. Mais face à la com’ de 1 OCEAN, Vetea Liao préfère rester en retrait : « Je ne voulais pas que l’association soit impliquée. »
Ce que Clara et lui ont vécu, ce sont les conséquences de la parachute science, la « science parachutée ». Aussi appelée science coloniale, elle désigne un fonctionnement particulier dans lequel « des scientifiques et/ou ONG des pays du Nord s’aventurent dans les pays du Sud pour réaliser des recherches et déployer des programmes et échouent à s’investir, devenir partenaires, ou reconnaître la gouvernance locale, les capacités, l’expertise et les structures sociales », écrit la biologiste sri lankaise Asha de Vos, confrontée depuis ses débuts à la pratique, dans la revue Conservation Science and Practice. Cette science est rarement consciente, souvent bien intentionnée. Elle bouscule les priorités de recherche, parfois avec la « complicité passive des gouvernements et institutions », ajoute Asha de Vos. Elle menace, au final, les efforts locaux de conservation.
Pour contrer le manque d’inclusion des communautés locales dans ses recherches, le CRIOBE adoptait en 2014 son code éthique. Reconnaissant que « les visions du monde des populations autochtones et locales ont dans beaucoup de cas été ignorées », ce code égrène les pratiques éthiques, et non, embaucher deux gars du Pays ne suffit pas. Plutôt, il implique d’informer les communautés, dans une langue familière, des fins et moyens d’une recherche. Ou encore, de collecter les données sans offenser. Pour Tamatoa Bambridge, à l’origine du code avec Thomas Burelli, les chercheurs ne peuvent désormais plus argumenter qu’ils « ne savaient pas » : « On a une obligation de s’informer. »

Le suivi du lichen

Aujourd’hui, la recherche sur le récif de la Presqu’île est à l’arrêt. « Je prends du recul », explique Laetitia Hédouin, très affectée par la controverse. Le mot « découverte », admet-elle, a été mal employé. Si la mission était à refaire, elle ne la ferait pas comme ça. « Par contre, je ne sais pas comment. »
« En écologie, on ne peut pas tout le temps demander l’avis à la population, sinon on ne travaille jamais », explique la chercheuse, qui évoque un manque de temps et de contacts locaux comme freins à l’inclusion. « Parfois, quand on propose aux populations d’en parler, elles ne viennent pas. On fait comment ? » En 2023, de nouvelles missions sont prévues en Polynésie entre le CRIOBE et 1 OCEAN. Cette fois, sur d’autres récifs.
Au Canada, les décideurs de la Nation Innu définissent les recherches pertinentes à leur territoire et les approuvent, ou non (besoin actuel : le suivi des lichens). Des doctorants font lire leur thèse aux partenaires autochtones pour éviter toute spoliation des savoirs. Tamatoa Bambridge converse en reo tahiti, demande aux pêcheurs avant de publier leurs coins à poissons. Il transforme leurs questions en méthodes.
Il était des sciences, finalement toutes humaines. La recherche éthique existe : tous les jours, de par le monde, des scientifiques s’en emparent, s’y heurtent, s’y réalisent. À vous, désormais. Mieux : à nous.

Texte de Chloe Glad