Avant les réformes foncières de la fin de XXe siècle, certains Kanak travaillent dans les stations d’élevage. Ils deviennent l’intermédiaire entre les tribus et les éleveurs européens. Puis, avec la réappropriation des terres, se lancent à leur tour dans l’élevage sur terres coutumières.

Un héritage qui semble pourtant aujourd’hui oublié.

L’histoire de l’élevage bovin en Nouvelle-Calédonie fait écho à l’histoire coloniale de cet archipel français du Pacifique. En effet, l’introduction des premiers bovins sur le territoire précède de quelques années la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie, en 1853. L’élevage, s’inspirant du modèle extensif australien, devient rapidement la première activité agricole de la colonie tout d’abord pour nourrir les populations, accompagnant la colonisation pénale, puis il suit une stratégie d’occupation de l’espace lors de l’arrivée des colons libres. Les Kanak sont, quant à eux, regroupés dans des réserves autochtones, sous forme de tribus. « Or, très rapidement, ils prennent part à l’élevage et travaillent en tant qu’ouvriers et stockmen sur les propriétés », explique Séverine Bouard, géographe et agronome à l’Institut agronomique néo-calédonien (IAC), à Pouembout, dans le nord de la Nouvelle-Calédonie. Les stations d’élevage deviennent des lieux d’échanges entre Kanak et colons. Adrian Muckle et Benoît Trépied, dans leur article « Au bétail » : stockmen kanak, frontière pastorale et rapports de pouvoir coloniaux en Nouvelle-Calédonie, 1870-1988, [traduction datée de 2015 d’une publication de 2010 des mêmes auteurs], détaille cet aspect méconnu de l’histoire coloniale. « À l’échelle locale, les rapports sociaux établis entre Kanak et colons dans le cadre des activités pastorales ont permis des circulations inédites de part et d’autre de la frontière colonisateur/colonisé. » Séverine Bouard décrit : « Dès le début du XXe siècle, certains Kanak, métisses kanak naviguent entre leurs tribus, cantonnées dans les collines montagneuses, et les propriétés des colons, dans les plaines. Ils sont des intermédiaires entre ces deux mondes et ont un rôle de médiateurs ». Ils partagent leurs savoirs sur l’environnement et le milieu aux propriétaires terriens. Marie Toussaint, autrice de la thèse L’épreuve du feu. Politiques de la nature, savoirs, feux de brousse et décolonisation en Nouvelle-Calédonie, publiée en 2018, aborde justement ces échanges entre éleveurs et stockmen kanak. « Les Kanak employés dans les stations d’élevage ont probablement continué de pratiquer le brûlage à feu courant des pâturages avec l’assentiment de leurs employeurs d’origine européenne, et pour une vocation nouvelle, l’élevage. » Les pratiques traditionnelles s’adaptent ainsi pour l’élevage, prouvant les échanges entre ces deux mondes et la transmission des savoirs.

Une revendication mal comprise

Dans les années 1970, des revendications de reconnaissance des territoires ancestraux et de l’identité kanak s’expriment de manière de plus en plus forte. Lors du lancement de la première réforme foncière en 1978, les terres réattribuées aux Kanak sont associées à une obligation de mise en valeur. Les stockmen kanak, ayant accumulé de l’argent et des connaissances sur le métier d’éleveurs, développent alors des élevages bovins sur ces terres. « À cette époque, il y a l’idée que, si les terres sont rendues aux Kanak, elles doivent être valorisées. Au départ, ils jouent le jeu et créent des groupements d’intérêt économique (GIE) [puis des Groupement de droit particulier local (GDPL)], sur des modèles adossés à ceux de la tribu, afin de pratiquer l’élevage sur les terres réattribuées », développe Séverine Bouard. « Or, la revendication initiale est le lien à la terre », précise la géographe. Ce sujet est mis en lumière par Louis Mapou, homme politique indépendantiste diplômé en géographie et aujourd’hui président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. Dans la thèse de Séverine Bouard, Les politiques de développement à l’épreuve de la territorialisation, soutenue en 2011, elle s’appuie sur plusieurs entretiens de Louis Mapou liés à ses travaux menés dans les années 1990 et ses articles regroupés dans l’ouvrage La Nouvelle-Calédonie, à la croisée des chemins. « Il démontre qu’il ne faut pas soumettre l’attribution foncière à l’engagement de réaliser un projet de développement économique sur les terres réattribuées. […] Il démontre qu’il faut laisser du temps pour que les individus ou le groupe attributaire puissent se réapproprier le foncier, recréer des liens avec lui […] pour sortir de l’objectif unique d’intégration à l’économie marchande. » Lorsqu’il devient directeur général de l’Adraf en 1998, cette injonction au développement économique disparaît.

La pratique de l’élevage se perd

À la fin des années 1990, les anciens stockmen kanak laissent leur place aux jeunes, qui ne la saisissent pas. Les élevages sur terres coutumières périclitent. En 1987, l’élevage bovin est estimé entre 20 et 30 000 têtes dans une centaine d’élevages formalisés en GIE. Aujourd’hui, les élevages sur terres coutumières sont rares et les cheptels réduits. « Cette activité ne correspondait pas forcément à leurs attentes, ils contribuaient à l’autoconsommation, mais, étant peu entretenu, le cheptel a progressivement diminué », complète Séverine Bouard. Les savoirs des anciens stockmen n’ont pas été systématiquement transmis à la génération suivante, attirée par d’autres opportunités d’emploi en pleine croissance à partir des années 2000, notamment dans le domaine minier. Les terres réattribuées sont aujourd’hui pour la plupart laissées en friche, ce que ne comprennent pas les éleveurs. « Il n’y a pas eu de continuité de l’élevage. Ça s’est perdu. C’est dommage », déplore Gérard Pasco, 65 ans, aujourd’hui propriétaire d’un cheptel de 496 têtes de bétail sur 370 hectares à Tontouta, sur la côte ouest. Il arrive adolescent en Nouvelle-Calédonie. Quelques années plus tard, il tombe amoureux « d’une broussarde », fille unique d’un couple d’éleveurs de Pouembout et tombe également sous le charme du métier de ses parents. Il devient ouvrier agricole en 1981 avant de reprendre l’exploitation familiale. Il se souvient qu’il travaillait avec « les Mélanésiens » et qu’il y avait des échanges avec les tribus avoisinantes sur les pratiques d’élevage. Pourtant, maintenant, il contemple ces mêmes terrains, désormais exempts de bétail.

De la surproduction à la sous-production

Karlheiz Creugnet, éleveur et « Calédonien de la cinquième génération », regrette qu’aujourd’hui la plupart des terres réattribuées soient « laissées à l’abandon ». « La réforme foncière n’a pas fait du bien à l’élevage. À Thio [commune de la côte est, particulièrement touchée par les revendications foncières], par exemple, il ne reste qu’un élevage alors que les terrains sont propices à élever des bêtes. On est cantonné aux terrains privés alors qu’il y a de la place et qu’on pourrait augmenter la production et s’autosuffire. » Aujourd’hui, la production locale ne couvre qu’environ 60 % des besoins. Avant les réformes foncières, l’élevage était en revanche en surproduction. « Il ne faut pas oublier que dans les années 1990, la brousse s’est profondément transformée, rappelle Séverine Bouard. Et même chez les Européens, aujourd’hui, la filière élevage stagne, les éleveurs vieillissent. » Leurs enfants ne se positionnent pas tous pour reprendre le flambeau. Karlheiz Creugnet est un contre-exemple. Il aide son fils à se lancer dans la filière. Ce dernier élève une centaine de têtes de bétail sur les terres de son père. « Nous sommes très peu à reprendre les exploitations familiales, confie-t-il. Mais, j’ai été élevé avec le bétail, je suis attaché à notre terre, bien que ce soit dur, on a la passion des bêtes. » Son père enchaîne : « Ça reste une qualité de vie même si on ne s’enrichit pas. » L’homme d’une cinquantaine d’années possède 280 hectares de propriété privée à Boulouparis, sur la côte ouest. « Ces terres ont été données à mon arrière-grand-mère avec quelques têtes de bétail quand elle est arrivée avec la deuxième vague de peuplement. Depuis, on a développé l’élevage de génération en génération. Il a fallu améliorer le rendement pour être rentable. » Il loue également à un GIE kanak près de 300 hectares. « J’ai eu de la chance de trouver un interlocuteur pour louer un terrain adjacent. C’est très difficile, car les GDPL appartiennent à tout le monde et à personne en même temps. »

Un élevage uniquement extensif

D’un autre côté, la réputation de la viande de bœuf calédonienne commence à grossir et pourrait donner envie à des jeunes de se lancer. « Il y a une quinzaine d’années, la mise en place de dispositifs et de services d’accompagnement a redonné à l’élevage ses lettres de noblesse. Le frein reste néanmoins le manque de terres où élever les bêtes. Nous aimerions une meilleure participation des coutumiers dans l’élevage », confirme Guy Monvoisin, président du syndicat des éleveurs bovins. Au dernier salon de l’agriculture, à Paris, la délégation de la province Sud, où l’élevage est particulièrement présent, a mis en avant la viande de bœuf. Une reconnaissance appréciée par les éleveurs. « On entend souvent que la Calédonie a 10 ans de retard et bien, pour ce secteur, c’est une chance. Nous n’avons pas changé nos méthodes d’élevage et pris le tournant de l’élevage intensif, contrairement à l’Australie qui s’est tournée vers ces méthodes et qui en revient désormais, explique Guy Monvoisin. Aujourd’hui, 85 000 têtes de bétail sont élevées en Nouvelle-Calédonie et l’élevage est uniquement extensif. Il représente près de 96 % de la surface agricole utilisée. « Avec la génétique, qui nous a permis de sauver le cheptel lors de l’introduction de la tique du bétail, et le professionnalisme des éleveurs, la viande est de très bonne qualité. On a une valeur ajoutée avec notre viande rouge issue d’animaux nourris à l’herbe, sans hormone, et qui ne sont pas tués dès leur plus jeune âge, mais ont eu le temps de vieillir. »

Sylvie Nadin