Actuellement, elle chemine en suivant la crête des montagnes dès la sortie de Roura, un versant donnant sur les marais de la Gabrielle et de la crique Angélique, l’autre versant sur les rivières Oyac, Orapu et Counana. Initialement, le début de la route passait près des anciennes habitations situées le long de l’Oyac et de l’Orapu puis celle-ci remontait au niveau de l’habitation Fourgassié pour rejoindre la ligne de crête jusqu’à Kaw. Le tracé de cet ancien chemin est repris en partie de nos jours par la piste en latérite qui rejoint le village Amérindien de Favard sur l’Oyac, à partir de Fourgassié. Ce sont les redécouvertes de la portion du chemin entre Roura et l’embranchement de Favard dénommé chemin du roi ainsi que le chemin dit de la Gabrielle qui s’y connectait alors, que nous allons tenter de faire resurgir du passé.

De Roura à Favard, le chemin du roi

Un terrier de 1771 (cadastre de l’époque) le dénomme « chemin du roi », nom que l’on retrouve sur une carte de Charrière de 1847 avec la dénomination d ‘« ancien chemin royal des troupes ». Dessingy, géographe du roi, dessine dans les années 1770 une carte de cette région : il représente ce chemin qui relie alors les différentes propriétés situées en bordure de l’Oyac et de l’Orapu. Celui ci passe sur les premiers contreforts des montagnes afin d’éviter les zones basses marécageuses difficiles à traverser. Lors de la succession d’Urbain Flotte (colon qui rachète plusieurs des propriétés dans ce secteur) une carte est dessinée en janvier 1869 par Ludovic Eutrope, géomètre arpenteur. Elle trace précisément le chemin ainsi que les habitations encore existantes. Ces deux cartes ont été les bases pour notre travail de reconnaissance sur le terrain.

Actuellement, un layon d’environ 5 à 6 kilomètres, partiellement balisé, emprunté par quelques randonneurs, reprend en partie le chemin originel. Son début, difficile à trouver, se situe au niveau d’un ancien abattis. C’est par le chemin qui mène à la prise d’eau de la commune de Roura, puis par un petit sentier qui traverse la crique de Roura sur un tronc d’arbre, que l’on y arrive. La marche sur ce sentier est facile, car il évite les zones marécageuses mais se perd parfois dans les chablis*. Des zones planes et relativement dégagées sur une largeur d’environ trois mètres se rencontrent parfois sur son parcours. On y observe les décaissements et les remblaiements très caractéristiques des travaux faits pour le creuser dans les flancs des collines. Au niveau des franchissements des criques Chevreuil et de la dernière du parcours, on aperçoit des amas de pierres, vestiges des piliers des ponts qui permettaient leurs franchissements. La présence de bambous et les pierres des terrasses sur lesquelles étaient construites les habitations nous indiquent la présence d’une ancienne occupation humaine des lieux.

La première habitation rencontrée s’appelait l’Emilie  : le propriétaire, Howe, l’avait acheté een 1815 à Ducos. Le dernier occupant, un nommé Elzear, y mourut en 1890. De nos jours, aucun vestige ne subsiste de la maison, seuls sont visibles des anciens travaux d’orpaillage mentionnés dans une lettre de 1881 de l’ancienne propriétaire :
« J’ai trouvé tout changé, par rapport à l’orpaillage de l’or. La fontaine n’existe plus derrière la maison, on avait détourné l’eau. A la place, il y a un trou de 36 pieds (environ 10m), partout on trouve des trous. »

En continuant, après le franchissement de la crique Howe, sur la gauche et sur une petite hauteur, une plateforme délimitée sur trois côtés par un muret en blocs de latérite est visible. Un petit escalier situé au milieu du muret permet d’y accéder. C’est l’ancienne habitation Langlois. Plus loin, près de bambous, c’est une autre plateforme délimitée par trois soubassements en blocs de latérite d’une longueur de 20 mètres avec une hauteur de muret d’un mètre que l’on peut apercevoir près du chemin, dernier témoin visible d’une ancienne habitation. Dans la dernière crique traversée, au niveau de l’habitation Chevreuil, on peut observer les canaux creusés par les orpailleurs d’antan. Le chemin se termine, après quatre à cinq heures de marche, au niveau des abattis du village de Favard, nom d’ un des derniers propriétaires de l’habitation la Caroline toute proche, objet de visites lors des journées du patrimoine.

Le chemin de la Gabrielle

Intéressons-nous maintenant au chemin de la Gabrielle : celui-ci reliait l’habitation des épiceries du roi, dite la Gabrielle, au chemin du roi. Son départ se situe au niveau de l’ancien pont, sur le chemin du roi, près de l’habitation Chevreuil. On remonte alors la colline sur une crête en direction de la route actuelle de Kaw. Là, le chemin redescend en direction du ruisseau Grande Marée, actuellement dénommé crique St-Martin sur la carte IGN. On passe alors à proximité de l’habitation dite de Grande Marée.

L’histoire de cette habitation est en partie connue. Guérineau, pharmacien de métier, demande en 1802 la concession de ces terres encore vierges à Victor Hugues, le gouverneur de l’époque. Peu après, en 1810, Célestin Lalanne, nouveau propriétaire, vend l’habitation à Jean Lesage et à Louis Vogt. Ce dernier s’y intéresse car elle est contiguë à l’habitation la Gabrielle dont il est le régisseur depuis 1799. Dans un écrit de 1818, on peut lire :
« Il est affligeant de voir que les montagnes productives qui entourent celle de la Gabrielle restent sans culture, n’y ayant d’autre habitation que celle de M. Martin et de Mme Vogt, toutes les deux encore formées par occasion puisqu’elles l’ont été par un directeur et un sous-directeur de la Gabrielle. »

Différents occupants vont alors se succéder. Un dernier témoignage, un acte d’état civil de la ville de Roura de 1889, signale le décès de Lucette Edzina âgée de 6 ans, fille de Daniel Alcindor et de feu Gertrude Polycarpe. Un inventaire daté du 7 avril 1848, trouvé dans les actes notariaux, conservés aux archives départementales de Cayenne, nous permet d’identifier les différentes ruines encore visibles sur le site. Ainsi, on peut observer un bel escalier en pierres taillées, situé au milieu du mur de soutènement de la terrasse qui mène à la maison. À côté, on trouve l’ancienne cuisine avec ses fours et derrière, l’hôpital. Tout proche émerge de la végétation les plots en briques de l’ancienne sécherie : elle permettait de sécher dans d’immenses tiroirs en bois les boutons floraux du giroflier et donner ainsi le clou de girofle utilisé dans nos recettes culinaires. La description de 1848 la décrit comme une case de 27,60m de long sur 8m de large, « montée sur patins en briques ayant sur la face de devant et sur celle de derrière 48 patins en briques de chaque côté sur lesquels reposent les tiroirs à girofle, le tout estimé 6000 francs. Dans une pièce à l’ouest deux tables à girofle et douze bancs estimés 150 francs. Soixante tiroirs avec portes fermant à clef estimés 1200 francs ».

À une centaine de mètre en contrebas se trouve un autre bâtiment d’une trentaine de mètres de long : la rocourie. L’inventaire de l’époque décrit «un bâtiment en charpente de 34 m de long sur 11 m de large couvert en bardeaux neufs, neuf vieux canots à rocou et une pille » et mentionne « deux chaudières à rocou montées sur maçonnerie, estimées huit cent francs. Un grand canot en mauvais état, estimé cent cinquante francs. »

On y extrayait jadis la pâte à rocou des graines du rocouyer. Les diverses opérations consistaient à écraser les graines, à les faire macérer dans de l’eau durant plusieurs jours puis à sécher la pâte recueillie dans des chaudières placées sur des fourneaux. De cette pâte expédiée en France, on extrayait ensuite un colorant. Un autre inventaire de 1829 nous renseigne sur les cultures existantes : « Les plantages consistent en 8 carrés de rocou de 6 ans, 3800 pieds de girofle de tout âge, mais plus de 2000 pieds en plein rapport, 400 pieds de canneliers et 10 quarrés de vivre » (un carré représente un peu moins qu’un hectare). Si les traces de ces plantations ont presque disparu, il subsiste néanmoins un grand canal dans lequel aboutissent de nombreux autres canaux plus petits, vestiges de l’ancien système de drainage des terres de culture. On peut remarquer plusieurs toucas (noyers du Brésil), qui fournissent, à partir de janvier-février, des amandes comestibles. Jusqu’à cette habitation, l’ancien chemin n’a pu être retrouvé, et c’est par un sentier relativement bien balisé, reprenant la piste d’un ancien bulldozer, qu’on y accède à partir de la route de Kaw. Nous sommes maintenant sur les bords du ruisseau Grande Marée et les pierres de l’ancien pont nous signalent le passage du chemin. Une lettre de juin 1804 de Martin à Hugues indique que ce pont n’existe pas encore à cette date : « Votre premier voyage à la Gabrielle, vous aviez fait le chemin par terre, vous connaissiez le ruisseau de grande-marée que vous traversiez sur un arbre qui le traverse encore. » Traversons à pied cette crique limpide et peu profonde pour retrouver notre chemin qui gravit un petit escarpement, puis longe ensuite un autre ruisseau avant d’arriver à l’habitation la Reconnaissance.

C’est par un procès verbal du 4 octobre 1805, qu’une concession de terrain située en face de Grande Marée est attribuée à Joseph Martin, botaniste et directeur de l’habitation la Gabrielle. Mort en 1817, son fils César Martin reprend l’habitation pour continuer principalement la culture de la girofle. Un avis paru dans La Feuille de la Guyane  de 1869 nous renseigne sur sa mise en vente ou à son affermage. Deux grandes terrasses délimitées par deux murs en pierres sèches percés par deux magnifiques escaliers de sept et cinq marches existent encore. Sur la seconde terrasse sont disposés les vestiges des structures en pierre de l’ancienne maison, de sa cuisine et d’un ensemble de fours à manioc. Avant de poursuivre, on peut descendre en suivant l’axe des escaliers au ruisseau. Là, un pont bien conservé, mène à l’embarcadère de l’habitation situé un peu plus bas sur la crique St-Martin.

Reprenons notre chemin bordé en certains endroits de blocs rocheux pour arriver à un autre ancien pont. On franchit là le précédent ruisseau pour ensuite contourner la colline. Une ancienne bouteille en verre cassée nous a mis sur la piste de ce chemin que nous avons suivi jusqu’à une prochaine petite crique. Là encore, des blocs rocheux visibles nous indiquent l’existence d’un ancien gué. Dans le prolongement de celui-ci, le chemin monte puis redescend sur une nouvelle crique. Nous trouvons là un pavement de plusieurs mètres carrés en roches plates : il devait faciliter la remontée de la colline après ce second gué. Le terrain devient accidenté et ne permet plus de retrouver notre chemin. Néanmoins, un peu plus loin, nous nous retrouvons, surpris, sur un pont en pierre intact. Un tunnel, construit en briques, permet l’écoulement de la crique qu’il enjambe. Par qui a-t-il été construit ? A quelle époque ? Pour le moment, nos recherches dans les archives n’ont pas encore apporté de réponses à ces questions.

Continuons notre progression. Le chemin se perd encore une fois, mais nous finissons par le localiser un peu plus loin sur une crête qui le mène à son terme, l’habitation la Gabrielle. C’est en 1756 que Dupas de la Mancelière obtient une concession sur la montagne de la Gabrielle. En 1780, l’ingénieur agraire Guisan est chargé par l’administration d’y multiplier les girofliers introduits en Guyane. Ce terrain acquis en 1786 par le marquis de La Fayette sera l’objet de nombreux litiges avant d’être finalement vendu en 1802 à l’Etat. L’habitation produisait principalement de la girofle, en quantité importante, et du couac pour l’administration, qu’elle acheminait à Cayenne par le chemin reconnu, et ensuite par voie fluviale. Ce chemin n’a pas toujours été le seul moyen de communication pour la Gabrielle. En 1797, un canal est creusé dans le prolongement de la crique Racamont (crique Gabrielle aujourd’hui) pour la rejoindre et ainsi faciliter le transport des marchandises. Néanmoins le faible niveau de l’eau durant la période sèche obligeait à recourir au chemin. Le manque d’entretien du canal fit qu’il disparu, un trait rectiligne sur la carte IGN actuelle le mémorise.

L’entretien des chemins

L’entretien des voies de communication a toujours été problématique. Quelques écrits retrouvés dans les archives témoignent des difficultés des voyageurs de l’époque. L’ordonnateur convoque ainsi l’entrepreneur responsable de la route de Kaw en 1793 :
« Je vous prie, Citoyen, sitôt ma lettre reçue de venir à Cayenne conférer avec le citoyen Gouverneur et moi sur l’état du chemin que vous êtes chargé d’entretenir, votre intérêt exige de faire cesser les plaintes qui ont été adressées au directoire. » En 1804, les plaintes continuent :
« J’ai l’honneur de vous rendre compte que sur l’avis que j’ai eu de plusieurs voyageurs venant d’Approuague et de Kaw, que le chemin devenait bientôt impénétrable. »

En 1892 il est rapporté lors de travaux à effectuer dans la commune de Roura que « le chemin qui conduit de Roura à Blanchard (un habitant) est dans un état déplorable. Il y a plusieurs années qu’il n’a pas été sabré et la chute d’une quantité considérable d’arbres le rend impraticable, les divers cours d’eau qui le traverse n’ont pas de pont, il est impossible aux habitants de les passer à marée haute pour se rendre sur leurs propriétés. »

Depuis plus de deux cent ans ces chemins et les ouvrages d’art qui s’y trouvent ont été parcourus par des milliers d’hommes. Malheureusement, l’action du temps se fait sentir. Les racines des arbres pénètrent entre les pierres, les disjoignent et finissent par les faire tomber à l’image de l’angle d’une pile d’un pont tombée l’année dernière. Ce patrimoine architectural doit être sauvé, et la réouverture de ces sentiers, à l’image des sentiers de grande randonnée de métropole, en est peut être une des solutions.

Texte de Christian Lamendin