Un demi-siècle après son introduction aux Antilles, le chlordécone n’en finit pas de faire parler de lui. Si sur le plan judiciaire, la bataille semble déjà jouée, malgré la reconnaissance d’un scandale d’État, sur le terrain, les professionnels et scientifiques expérimentent des solutions pour entrevoir une production agricole locale plus saine.
Comment cultiver et s’alimenter sainement aux Antilles aujourd’hui ? Peut-on boire l’eau de son robinet sans crainte d’être contaminé ? Ces questions occupent le quotidien des Guadeloupéens et des Martiniquais, en raison d’un poison : le chlordécone (commercialisé sous les noms de Kepone aux États-Unis, Merex dans les pays anglophones, ou Képone et Curlone en France). Ce pesticide, utilisé dans les bananeraies pour lutter contre le charançon, a été employé sur les deux territoires dans les années 70 jusqu’en 1993.
Vingt ans après son interdiction, ses conséquences pourraient tout de même se répercuter sur les dizaines de prochaines années, selon une étude publiée en mars dernier, entre la pollution des sols et des cours d’eau. En Martinique, “10 000 hectares apparaissent contaminés sur les 25 000 ha de surface agricole utile” que compte l’île, selon la Daaf. En Guadeloupe, 14 200 hectares seraient contaminés, selon l’étude « ChlEauTerre ».

Risques de cancer de la prostate, naissances prématurées, etc.

Les sols ne sont pas les seules victimes de cet insecticide. Le chlordécone a été détecté chez plus de 90 % des individus des Antilles françaises dans le cadre de l’étude Kannari, mise en œuvre par l’Anses et Santé publique France en 2013-2014. « En 2019, j’ai fait voter un amendement au Sénat pour que la prise en charge du test sanguin détectant la présence de chlordécone soit gratuite [chlordéconémie] », indique la sénatrice guadeloupéenne Victoire Jasmin. « Il y a des personnes qui se sont fait dépister mais pas suffisamment. Il faut en inciter davantage et améliorer la communication auprès du grand public », soutient l’élue. En Martinique, le dépistage se fait directement en laboratoire tandis qu’en Guadeloupe, il faut une ordonnance d’un médecin.
Les regards se tournent particulièrement vers les ouvriers agricoles, car la grande majorité des travailleurs de la banane aux Antilles a été exposée au chlordécone (77 % en 1989). Si la santé reste un enjeu majeur, le futur de l’alimentation de demain repose aussi sur la résilience des agriculteurs. Au-delà de leurs terres souillées ou des eaux empoisonnées dans le cas des pêcheurs, il est nécessaire de développer des solutions pour ne pas produire seulement sur des terres non polluées mais aussi sur des exploitations contaminées.

De plant en plant

Faute avouée, toujours pas solutionnée. Depuis 2009, le gouvernement enchaîne les Plans Chlordécone [le IV devrait prendre fin courant 2027] avec l’ambition de “protéger les populations contre cette pollution environnementale persistante et prendre en charge ses impacts qu’ils soient sanitaires, environnementaux ou économiques”. Sur le terrain l’État a financé en 2021 plus de 1 200 analyses gratuites de sols, des eaux et des fourrages pour les agriculteurs ainsi que des aides pour décontaminer leurs cheptels. Il veut aussi les accompagner sur la production d’aliments sains, y compris sur des sols contaminés.
« Il y a eu une sensibilisation des jeunes agriculteurs avec notamment la Chambre d’agriculture et l’ARS. On les a sensibilisés à comment cultiver, choisir leurs élevages et comment entretenir leurs bétails », détaille la sénatrice Victoire Jasmin. Ainsi, le ministère de l’Agriculture souhaite d’une part “intégrer la problématique de la chlordécone dans les diplômes de l’enseignement agricole”. Pour ce faire, il travaille à un remaniement des référentiels des diplômes avec l’intégration de l’agroécologie. D’autre part, “aider et accompagner les enseignants, formateurs, et équipes éducatives à former les futurs professionnels à la thématique de la chlordécone, notamment à la gestion des risques qui y sont associés”, avec le déploiement d’un livret ressources chargé de leur fournir les repères et références de ressources pédagogiques pour aborder le sujet avec leurs élèves.
Les cultivateurs et les éleveurs ne sont pas les seuls en ligne de mire. À l’ère des jardins créoles, des jardins familiaux, nourriciers et d’autosubsistance, qui contribuent à préserver la biodiversité, le programme Jardins familiaux (Jafa) à destination d’une surface inférieure à 5 000 m² est devenu aussi une ressource précieuse. « Il y a des personnes dévouées et spécialisées en Guadeloupe comme le Pr Henry Joseph ou encore Mme Marie Gustave qui les encadrent, et bien évidemment des chercheurs », rappelle Victoire Jasmin. Elle salue les actions de prévention sur le marché pour inciter les citoyens à faire diagnostiquer gratuitement leurs sols. Par la suite, les particuliers peuvent bénéficier de conseils et d’outils de culture pour réduire l’exposition au chlordécone comme de faire de la culture ou de l’élevage hors-sol ou de diversifier leurs produits pour minimiser les risques. Mais le dispositif peine à se faire connaître du grand public. D’autres mesures pour lutter contre la pollution au chlordécone seront annoncées par le gouvernement.

Trouver les solutions agricoles de demain

Agir au présent, mais surtout préparer l’avenir. D’autres acteurs n’ont pas attendu le soutien de l’État pour se lancer dans des expérimentations. Certains agriculteurs se sont lancés dans la culture hors-sol – par exemple pour les tomates – pour s’affranchir du taux de chlordécone dans leurs terres, avec l’utilisation des substrats à base de matières locales telles que des fibres de coco.
Une autre technique de culture hors culture, issue des États-Unis, a aussi été plébiscitée. Il s’agit du procédé de la “Lasagna Box”, étudié et transmis par Jimmy Lagrancourt, un agriculteur martiniquais, sur ses terres dans la commune du Prêcheur, au nord de l’île. « De la terre saine, c’est tout ce qu’on n’a pas en Martinique. Alors il faut trouver autre chose pour faire pousser notre nourriture », confie-t-il à nos confrères du Parisien. La box est une sorte de carré de potager en palettes, à au moins un mètre de hauteur. Elle contient un socle fait de matière sèche comme de la noix de coco. Enfin, comme le nom “lasagne” l’indique, elle est composée de couches alternées de résidus jusqu’à la surface où sont plantés les graines et les plants.

Et si on traitait le problème à sa source ?

C’est l’objectif de plusieurs projets de recherche : réussir à dépolluer les sols “chlordéconés”. L’Inrae (l’institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) planche sur un plan de phytoremédiation ou phytomanagement, entre la Guadeloupe, Toulouse et Dijon. Cet ensemble de techniques consiste à utiliser des plantes pour décontaminer les sols, l’eau ou même l’air, et préserver les nappes phréatiques et la chaîne alimentaire de manière biologique. Accompagné du laboratoire départemental de la Drôme, spécialiste des analyses environnementales, l’institut espère dénicher une plante capable d’absorber la molécule du chlordécone. Si sur le papier, la mission semble réaliste, en pratique, elle reste complexe. Les chercheurs doivent non seulement trouver une plante non invasive, susceptible de s’adapter à des variétés de sols et drainer la terre, mais aussi réfléchir à la future gestion de ce végétal qui serait concentré en chlordécone. Un long processus.
Ils ne sont pas les seuls à tenter de venir à bout de la molécule. L’IRD (l’institut de recherche pour le développement), le CNRS (centre national de la recherche scientifique) et l’entreprise environnementale Valecom en Martinique étudient les effets du biochar, un charbon biologique fabriqué à partir de boues de stations d’épuration sur le pesticide. Les premiers résultats se sont révélés prometteurs avec une baisse de la contamination de cultures de radis. Mais le procédé reste onéreux et son efficacité n’a pas été prouvée sur tous les types de sol de la Martinique. Aura-t-on les mêmes incidences sur une surface plus jeune ?
« Chaque petit pas compte. C’est important d’avancer parce qu’il y a eu des améliorations en ce qui concerne à la fois les travaux de recherche et les préconisations du plan chlordécone IV », philosophe la sénatrice Victoire Jasmin. L’élue guadeloupéenne s’inquiète toutefois de l’importation de produits phytosanitaires en provenance de territoires qui ne respectent pas les normes de qualité française et européenne. « Bientôt on aura le rapport sur le foncier agricole dans les Outremer avec des recommandations. Il nous permettra de mieux orienter nos jeunes agriculteurs. Et l’avenir de nos territoires, c’est l’agriculture et l’agrotransformation », soutient la sénatrice.

Texte de Sélène Agapé