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Selon certaines estimations, la moitié des Calédoniens aurait eu la ciguatera, communément nommée la gratte, au moins une fois dans leur vie. Cette maladie, liée à une toxine présente dans certains poissons du lagon, bénéficie pourtant de très peu de médiatisation sur le territoire et certains médecins déplorent un manque d’informations.

Il y a 5 ou 6 ans, j’ai fait une pêche à Lifou avec des copains. On a départagé les poissons et j’ai hérité d’une grosse loche saumonée, un poisson carnassier qu’on mange souvent en Nouvelle-Calédonie. Je l’ai préparée le soir même en salade, crue. Dans la nuit, toute la famille qui m’accueillait et moi sommes tombés malades, raconte Titouan Piller, à cette époque étudiant infirmier au dispensaire de Lifou, une des trois îles Loyauté. D’abord, j’ai eu des nausées et vomissements incontrôlables, en continu, et des diarrhées jusqu’au lendemain matin. Ensuite, des douleurs musculaires diffuses sont apparues. Puis, j’ai eu une intolérance à l’eau, j’avais beaucoup de mal à m’hydrater à cause d’une sensation douloureuse de picotements dans la bouche et dans l’œsophage. Dans l’après-midi, je suis allé faire une sieste et, au réveil, je ne pouvais plus du tout me lever. Le soir, j’étais bradycarde, mon cœur battait plus lentement qu’à la normale, et j’avais une toute petite tension. » Ces nombreux symptômes sont caractéristiques de la ciguatera, appelée plus couramment « la gratte », causée par la consommation de poissons contaminés par les toxines des microalgues du genre Gambierdiscus spp. « J’ai mangé toute ma vie du poisson sans faire attention à l’espèce et la taille, continue le jeune homme, arrivé en Nouvelle-Calédonie lorsqu’il était bébé. Je n’avais jamais entendu parler de cette maladie avant ma première contamination. » La famille chez qui il loge prépare une décoction à base de liane cueillie dans la forêt aux abords de leur tribu. Après une nuit de sommeil encore agité, Titouan Pillet peut se lever et les symptômes se dissipent.

Une maladie à déclaration obligatoire

Le jeune infirmier déplore un manque d’informations sur le sujet. Un avis partagé par Cédric Zug, médecin pendant quelques années sur le Caillou, qui a effectué sa thèse en 2022 sur le sujet Connaissances et pratiques des médecins généralistes calédoniens dans la prise en charge de la ciguatera). Après deux patients venus le voir, car « ça gratte, docteur », il réalise qu’il est face à une maladie qu’il ne connaît pas et dont on ne lui avait jamais parlé. Lors de sa soutenance, à Strasbourg, seul un des membres du jury connaissait, de nom, la ciguatera. « En France, les gens ne sont pas informés et les médecins qui arrivent en Nouvelle-Calédonie ne sont pas mis au courant, il faut chercher des informations par soi-même. » Il indique qu’en Polynésie française, tous les médecins nouvellement arrivés reçoivent un document informatif comportant un encadré spécifique sur la ciguatera. « Il existe un guide à destination des soignants en Calédonie, mais on ne nous le donne pas directement, donc les médecins ne le lisent pas. » Ils sont néanmoins rapidement mis face à un cas de gratte au vu du nombre d’intoxications sur le territoire. Lors d’une enquête effectuée en 2010, 38 % des Calédoniens répondaient qu’ils l’avaient eu au moins une fois. « Aujourd’hui, on peut estimer facilement que c’est la moitié de la population. » Cependant, très peu de chiffres sont disponibles. La ciguatera est pourtant une maladie à déclaration obligatoire en Nouvelle-Calédonie. Une information méconnue par les soignants, qui ne la déclarent que très peu aux autorités sanitaires. Dans le monde, seulement 20 % des cas le sont. Dans une enquête menée sur 84 médecins en Nouvelle-Calédonie dans le cadre de la thèse de Cédric Zug, la totalité avait entendu parler de la ciguatera et la très grande majorité savait poser un diagnostic face à un cas « classique ». En revanche, à la question « Est-ce que la ciguatera est une maladie à déclaration obligatoire en Nouvelle-Calédonie ? » seulement 16 % (n=13) ont répondu « oui » et 58 % pensaient que « non ». De plus, 69 % (n=58) des participants ont déclaré ne jamais avoir reçu d’informations sur la ciguatera. « Il y a une forte demande de la part de ces médecins. »

Une absence de protocole médical

Lorsqu’il s’agit de soigner un patient, le médecin ne peut pas s’appuyer sur un protocole standardisé. « Chacun fait à sa sauce, dit-il en riant. Le faux-tabac, une plante utilisée traditionnellement en Nouvelle-Calédonie pour soigner la gratte, semble montrer des résultats concluants en laboratoire chez les souris, mais il n’y a pas eu d’études cliniques pour confirmer les effets sur l’humain. En effet, une association canadienne a défendu les savoirs kanak et accusé l’IRD de biopiraterie. Il semblerait qu’aucun compromis n’ait été atteint, ce qui a mené à l’arrêt total des recherches. » En Polynésie française, les médecins urgentistes utilisent plutôt le mannitol, mais très peu d’études confirment son efficacité et le traitement a été abandonné dans d’autres régions, telles que la Nouvelle-Calédonie. De nombreux malades préfèrent se soigner avec des traitements traditionnels ou ne rien prendre. Il arrive que certains, essentiellement des personnes âgées et/ou avec des comorbidités, aillent en service de réanimation, mais les cas graves restent rares. Après une intoxication, il est conseillé d’éviter les repas à base de poisson, quel qu’il soit, ainsi que les boissons alcoolisées pendant trois à six mois. Titouan Piller confie : « Un jour, j’ai remangé du poisson, sans savoir d’où il venait, et j’ai eu immédiatement un goût particulier en bouche qui me rappelait celui que j’avais en étant malade. J’ai arrêté d’en manger, mais les gens avec qui j’étais sont tous tombés malades. J’ai parlé de cet arrière-goût avec des gens d’ici qui ont déjà eu la gratte plusieurs fois et eux aussi disent que, quand un poisson est bien gratteux, ils vont avoir ce ressenti en bouche. » La Nouvelle-Calédonie ne possède en revanche aucune disposition légale ou réglementaire pour lutter contre la ciguatera. Selon une enquête menée par l’Ifremer, la prévalence des espèces à risque ciguatérique majeur sur le marché de Nouméa était de 16,1 % en 2008 et de 18,9 % en 2009. Cédric Zug commente : « Un contrôle entraînerait des répercussions économiques importantes si ces espèces étaient interdites ». En Australie, en revanche, il existe des restrictions sur les espèces et les tailles des poissons afin de limiter le risque. De même, aux îles Canaries, tous les grands poissons carnivores sont analysés avant d’être mis sur le marché, mais le coût derrière ce système draconien est particulièrement élevé. En Polynésie française, l’institut Louis Malardé mène des recherches approfondies sur la ciguatera, notamment sur des méthodes de diagnostic de la maladie, et propose de nombreux supports de sensibilisation à destination du grand public. De quoi inspirer, peut-être, la Nouvelle-Calédonie.

Des algues plus présentes avec le changement climatique ?
« À l’origine, on retrouve les algues responsables de la ciguatera dans les tropiques, notamment en Nouvelle-Calédonie, dans les Caraïbes ou en Polynésie française. Aujourd’hui on la trouve dans d’autres zones, de plus en plus fréquemment », décrit Philipp Hess, chercheur en phycotoxines à l’Ifremer. Il avance plusieurs hypothèses : les médecins diagnostiquent mieux la maladie, il y a une meilleure sensibilisation sur la ciguatera, les gens consomment plus de poisson ou alors les microalgues sont plus nombreuses et/ou colonisent de nouveaux endroits. « Le réchauffement des eaux est une réalité et on soupçonne qu’il y ait un lien avec l’expansion de ces microalgues », note-t-il, précisant que des cas sont rapportés à Madère ou aux îles Canaries depuis une quinzaine d’années, alors que ces archipels en étaient auparavant exempts. Actuellement aucune des microalgues responsables de la ciguatera n’a été trouvée dans les eaux côtières de la France métropolitaine. Pourtant certains cas y ont été diagnostiqués, liés à du poisson importé ou à un poisson consommé lors d’un voyage à l’étranger. Des microalgues du genre Gambierdiscus spp ont néanmoins été trouvées en Méditerranée, sur les îles Baléares, en Crète ou à Chypre, mais aucun malade n’a encore été rapporté dans ces endroits.

Éviter certaines zones pour pêcher
« Rien ne nous dit que d’ici 20 ans, elles ne seront pas sur la Côte d’Azur. On ne peut pas faire de prédiction, mais on sait que la Méditerranée se tropicalise ». De plus, ces microalgues s’accrochent aux macroalgues qui colonisent les coraux morts. Ainsi, la dégradation des récifs coralliens, liée aux activités humaines ou au changement climatique, pourrait augmenter leur présence et donc les cas de gratte dans les zones touchées par le blanchissement des coraux. Titouan Piller commente : « À Lifou, les gens ne consomment plus de poisson pêché à la plage de Chateaubriand, ils disent qu’il y a bien plus de gratte depuis la construction de la digue. De même, à Thio, où j’ai attrapé pour la troisième fois la maladie, la population m’a dit que les poissons étaient très gratteux, même les plus petits, probablement à cause de l’activité minière, très présente sur la commune. »

Un sujet prioritaire
Depuis 2013, la lutte contre la ciguatera est reconnue comme une priorité par un groupe d’experts intergouvernemental, réuni à l’UNESCO. Philipp Hess copilote depuis 2016 ce comité. « On essaye de trouver des financements, mais comme il s’agit souvent de pêche vivrière dans les îles, on ne peut pas compter sur celui des industriels. » La ciguatera est l’une des contaminations les plus fréquentes mondialement, mais également l’une des moins bien surveillées, déplore-t-il. Elle est provoquée par des doses très faibles de toxines, difficiles à détecter. « Il n’y a aujourd’hui aucune surveillance systémique, que ce soient des microalgues ou des poissons pêchés. » La toxine est transmise par les poissons qui broutent les algues ou par les carnassiers qui mangent les poissons récifaux et peuvent parcourir des kilomètres avant d’être pêchés, ce qui complique la surveillance d’une zone particulière. « C’est une maladie qui a été négligée, car elle ne concernait que les tropiques, ajoute-t-il. Or, on importe de plus en plus de poissons et, avec le changement climatique, la ciguatera commence à faire parler d’elle dans le reste du monde. »

 

Texte de Sylvie Nadin