Alors que les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté de plus de 90 % lors des 30 dernières années dans les territoires ultramarins, les pratiques agricoles représentent un levier majeur de réduction de ces émissions.Plein feu donc sur le carbone des sols des territoires ultramarins !

Les sols sont au cœur des enjeux globaux et le carbone organique y tient une place majeure. Ils contribuent à la lutte contre le réchauffement climatique en absorbant le CO2 de l’atmosphère. Ils sont un réservoir de biodiversité. Ils jouent également un rôle important dans la sécurité alimentaire puisque 95 % de notre alimentation dépendent directement des sols. Stocker du carbone organique dans les sols participe à leur fertilité, à la limitation de leur érosion et à leur capacité à retenir l’eau.

Stock de Carbone de biomasse aérienne (en bleu) et de biomasse au sol (en marron) en France Hexagonale et dans les Outremer

Carbone du sol : de quoi parle-t-on ?

Dans le sol, le carbone y est présent sous deux formes : « organique » et « minérale ». Le carbone minéral du sol est essentiellement représenté par les composés issus de la dégradation d’une roche mère contenant du calcaire (par exemple formée à partir des coraux). Le carbone organique du sol est quant à lui le constituant principal (plus de 50 %) des matières organiques présentes dans les sols. Ces matières organiques proviennent directement ou indirectement de la photosynthèse et donc de la végétation. La teneur en carbone organique du sol étant plus susceptible de varier que celle du carbone minéral à une échelle de temps humaine, et via les activités humaines, les efforts de protection et d’accroissement des stocks de carbone du sol se concentrent sur celui-ci.

Les stocks de carbone du sol par hectare

Les stocks de carbone du sol des territoires ultramarins représentent plus de 20 % des stocks de carbone du sol de métropole. La récente Étude 4 pour 1000 Outremer, publiée par le Cirad, INRAE et l’IRD, a permis, pour la première fois, de faire un état des lieux précis en Guyane, à la Martinique, en Guadeloupe, à La Réunion et à Mayotte à partir des études déjà menées dans ces territoires. Sans surprise, c’est en Guyane, territoire d’étude le plus vaste, que les stocks sont les plus élevés avec 900 MtC stockés dans le premier mètre du sol.
En fonction de l’usage des sols, les stocks de carbone du sol par hectare peuvent atteindre des valeurs 2 à 3 fois plus élevées qu’en métropole (35 à 80 tC/ha en moyenne). C’est à La Réunion, dans les prairies, que l’on rencontre les stocks les plus élevés à l’hectare. Jusqu’à 265 tC/ha dans les 30 premiers centimètres du sol ! Les sols volcaniques et la fraîcheur des Hauts expliquent en grande partie cela. La minéralogie de ces sols constitue un véritable piège pour les matières organiques, quand le froid ralentit l’activité des micro-organismes du sol et donc la minéralisation de celles-ci.
En outre, dans ces mêmes territoires, les stocks de carbone aérien, c’est-à-dire dans les arbres, représentent 120 % du carbone de la biomasse aérienne des forêts métropolitaines. Encore une fois, la Guyane sort du lot avec environ 1 320 MtC, tandis que la superficie de la forêt guyanaise représente 46 % de la superficie forestière métropolitaine.
Pourtant, au vu des tendances d’évolution d’occupation des territoires et de la diversification des cultures agricoles, les stocks de carbone des sols et de la biomasse aérienne de ces territoires tendent à baisser. En Guyane, environ 4 000 hectares de forêt sont défrichés tous les ans, impactant à la fois le carbone de la biomasse aérienne et celui des sols. Aux Antilles et à La Réunion, l’urbanisation et l’artificialisation des sols constituent une menace pour les stocks de carbone du sol. Aux Antilles, la nécessaire augmentation de l’autonomie alimentaire passe notamment par le développement du maraîchage, à l’origine pourtant de pertes de carbone organique du sol. À cela, s’ajoutent les effets du changement climatique.

Quels effets du changement climatique sur les stocks de carbone dans les sols des territoires ultramarins ?

À la Guadeloupe, l’impact du changement climatique sur les stocks de carbone du sol a pu être modélisé pour la période 2015-2045, pour l’ensemble des sols de l’archipel et pour deux grands types de production : la canne à sucre et la banane d’une part, les cultures de diversification pour le marché local (maraîchage, tubercules, ananas, melon) d’autre part. Les simulations ont été effectuées selon deux scénarios climatiques : un scénario avec le climat actuel, et un scénario de changement climatique pour le XXIe siècle élaboré par MétéoFrance, qui se traduit à la Guadeloupe par une augmentation des températures de 0,7 °C dans la période considérée, et sans modification du régime des pluies.
L’effet de cette augmentation de la température se traduit par deux phénomènes pris en compte dans la stratégie de modélisation :
une augmentation de la minéralisation de la matière organique du sol,
une modification des entrées de carbone arrivant au sol par les résidus de culture (augmentation de 3,7 % pour les plantes en C3 type banane, maraîchage et tubercules, et diminution de 7,4 % pour les plantes en C4 type canne à sucre, sur la période 2015-2045).

Variation du stock de carbone des sols en pourcen­tage de la situation initiale selon le type de changement d’usages du sol dans les territoires ultramarins. Le nombre d’études disponibles est indiqué dans un cercle (n=). L’écart type est représenté par le trait noir.

Les résultats de ces simulations montrent que la plupart des systèmes de production destinés à l’export (canne à sucre et banane) stockeraient du carbone sur la période 2015-2045, tandis que la plupart des systèmes destinés au marché local (maraîchage, tubercules, ananas, melon) déstockeraient du carbone. Les variations de stocks de carbone sont plus déterminées par les pratiques de l’agriculteur que par l’effet du changement climatique. Néanmoins, le changement climatique induit un déclin des stocks de carbone pour l’ensemble des situations testées. L’augmentation possible des apports de carbone par les résidus de culture sous l’effet de l’augmentation de la température ne compense donc pas toujours l’augmentation de la vitesse de minéralisation de la matière organique.

Quels effets des changements d’usages des sols sur les stocks de carbone du sol des territoires ultramarins ?
Huit types de changements d’usages des sols ont fait l’objet d’études en Guyane, à la Martinique, en Guadeloupe et à La Réunion. Pour ces transitions, les amplitudes des variations de stocks de carbone du sol sont grandes (> 10 %), avec des variations plus importantes à La Réunion.
La conversion des forêts en cultures annuelles (maïs-soja, maraîchage) ou pérennes (banane, canne à sucre, verger) entraîne une baisse de stock de carbone du sol. La conversion des cultures pérennes en cultures maraîchères et de tubercules, ou d’ananas, entraîne une baisse de stock de carbone du sol. Seule la conversion de cultures annuelles en prairies peut entraîner une augmentation de stock de carbone du sol.
Néanmoins, 80 % des changements d’usages des sols n’ont pas fait l’objet d’études à ce jour. Dans des territoires en forte évolution en termes d’occupation (conversion de forêt en Guyane, urbanisation aux Antilles), ceci constitue une limite majeure à l’évaluation de l’impact de ces choix d’aménagement sur les stocks de carbone du sol à cette échelle.

Quels effets des changements de pratiques agricoles sur les stocks de carbone du sol des territoires ultramarins ?
Neuf pratiques agricoles différentes ont été étudiées sur plusieurs années en Guyane, à la Martinique, en Guadeloupe et à La Réunion afin d’évaluer l’effet (, ,) de changements de pratiques agricoles sur les stocks de carbone du sol dans les territoires ultramarins :
- Substitution de la fertilisation minérale des bananes par une fertilisation organique
- Inclusion de rotation maraîchère ou de jachère pâturée dans les plantations de canne à sucre ou de bananes, avec ou sans fertilisation organique
- Arrêt du brûlis des résidus de canne à sucre
- Remplacement du travail superficiel du sol par le non-travail du sol dans les cultures de maïs et de soja
- Remplacement du travail profond du sol par un travail superficiel du sol en maraîchage
- Substitution de la fertilisation minérale des cultures maraîchères par une fertilisation organique
- Substitution de la fertilisation minérale des prairies par une fertilisation organique
- Inclusion d’arbres dans les prairies (agroforesterie)
- Revégétalisation de site minier.

Si plusieurs pratiques permettent une augmentation des stocks de carbone du sol, il faut garder à l’esprit que ces augmentations nécessitent plusieurs années, tandis que les pertes de carbone du sol peuvent être rapides.
La récente Étude 4 pour 1000 Outremer a par ailleurs mis en évidence qu’aucune pratique de gestion forestière (intensité d’exploitation, gestion des rémanents) n’a fait l’objet d’études quant à son impact sur les stocks de carbone du sol. Un manque majeur pour un territoire forestier comme la Guyane.

Principales recommandations et perspectives de l’Étude 4 pour 1000 Outre-mer
L’Étude 4 pour 1000 Outre-mer formule des recommandations à destination des décideurs, locaux et nationaux. Premièrement, il faut préserver les stocks élevés de carbone du sol et de la biomasse aérienne dans les territoires ultramarins et limiter leur diminution.

Cinq recommandations spécifiques sont formulées :
- Intégrer dans la Politique agricole commune la rémunération des services écosystémiques associés aux pratiques agricoles et forestières préservant les stocks des sols,
- Lutter contre la spéculation et la rétention de foncier agricole,
- Promouvoir les pratiques agroécologiques grâce à des mesures incitatives et à la communication,
- Faciliter l’accès aux moyens nécessaires à la mise en œuvre des bonnes pratiques : investissement, coopératives d’utilisation de matériel agricole (CUMA) et formations,
- Transposer le Label bas-carbone pour contribuer à l’adoption de pratiques stockant du carbone par une incitation économique.
Cinq actions de recherche sont recommandées pour y contribuer :
- Accroître la connaissance des stocks de carbone du sol et des bilans de gaz à effet de serre dans les territoires ultramarins pour mesurer les retombées des politiques publiques de lutte contre le changement climatique,
- Adapter les méthodes de quantification des capacités de stockage du carbone dans les sols pour transposer le Label bas-carbone aux conditions et cultures tropicales,
- Renforcer les travaux sur la dimension sociale – à ce jour peu explorée – pour favoriser les innovations et l’adoption de bonnes pratiques,
- Développer des approches co-construites d’évaluation de scénarios agroécologiques à l’échelle de chaque territoire ultramarin,
- Créer des espaces de dialogues entre acteurs scientifiques, politiques, agricoles et forestiers, pour mieux intégrer les territoires d’Outre-mer dans les engagements français et européen en matière de lutte contre le changement climatique.

Si chacun fait sa part, il est encore possible de redonner la place aux sols dans nos vies. Et bien sûr, ce travail doit être étendu aux autres territoires ultramarins : Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Wallis et Futuna…

Texte de Julien Demenois