Cet article est à lire dans le n°11 de Boukan, disponible dans notre boutique

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Dans le 101e département français, archipel de l’océan Indien situé près de Madagascar et du Mozambique, les violences sexuelles sont une réalité malgré l’absence de chiffres officiels. À Mayotte, où la moitié de la population a moins de 18 ans, les mineurs sont particulièrement touchés par les faits d’inceste, de viol, de prostitution et de grossesse précoce. Pour alerter, sensibiliser et faire cesser l’impunité, l’association Haki Za Wanatsa a créé le collectif CIDE – Convention internationale des droits de l’enfant. Il rassemble une trentaine d’associations et d’institutionnels tels que la préfecture, l’académie ou encore l’Agence régionale de santé (ARS). Ensemble, ces acteurs ont lancé Wametoo, la version mahoraise du mouvement MeToo, et permis d’amorcer la libération de la parole des victimes. Rencontre avec la présidente d’Haki Za Wanatsa, Rehema S Haki Za Wanatsa aindou, professeure d’histoire géographie dans un collège et militante déterminée.

Boukan : Comment est né le mouvement Wametoo à Mayotte ?

Rehema Saindou, présidente de l’association Haki Za Wanatsa : On a lancé Wametoo il y a deux ans avec Haki Za Wanatsa et le collectif CIDE dans le sillage du mouvement international Metoo. Wametoo, c’est la contraction du mot « wami » qui signifie « moi » en shimaoré et de « me too » en anglais. On s’est réunis parce qu’ici aborder le sujet de la sexualité, des rapports sexuels, du consentement, c’est très, très tabou. Notamment à cause de la culture et de la religion. Avec ce mouvement, on veut permettre aux victimes de parler et ça passe par un travail de terrain : des actions de sensibilisation dans le cadre scolaire, dans les associations sportives, des tables rondes, des conventions avec le rectorat, des clips de prévention, des rencontres avec les adultes aussi. Au total, on a touché 10 000 personnes, enfants et adultes, l’an dernier.

Boukan : Malgré le silence autour de ces violences, comment avez-vous su qu’il y avait urgence à s’emparer du sujet ?

RS : On se rend compte qu’il y a un problème de fond quand on voit le nombre de grossesses précoces dans le milieu scolaire. De très jeunes filles – moi, j’appelle ça des bébés – tombent enceintes. Certaines ont 12 ans, et elles sont de plus en plus nombreuses ensuite au lycée. Ça dénote un vrai manque de prévention. Le service médico-social de l’Éducation nationale est saturé, il y a tellement d’élèves que les interventions prévues une fois par an sont insuffisantes. Or là, il y a urgence à parler de contraception, de consentement, de violences sexuelles. On sait que certaines sont enceintes, car elles ont été violées par des adultes, mais on n’en parle pas. Il y a une impunité immense sur le territoire.

Boukan : De quelle impunité parlez-vous ?

RS : Si je prends l’exemple d’un tonton qui va agresser sa nièce, on va retrouver un schéma typique : si ça se sait, il y aura une réunion organisée, où l’on regroupera tout le monde, puis on va laver la jeune fille et nettoyer toute trace d’ADN. Les proches ont ainsi l’impression de la protéger parce qu’ils lui ont « enlevé la souillure », puis on va lui dire de se taire parce qu’elle va nuire à la réputation de son oncle et de toute sa famille. Sauf que le coupable, lui, ne va pas arrêter, il ne sera pas puni et va continuer en toute impunité. C’est une problématique qu’on retrouve souvent à Mayotte.

Boukan : Justement, connaît-on l’ampleur des violences sexuelles intra-familiales ?

R. S : Non, nous n’avons pas de chiffres exacts, c’est le problème à Mayotte, on ne peut qu’extrapoler les chiffres nationaux. C’est un de nos enjeux, pour y répondre on souhaite lancer une enquête locale. Justement, l’ORS – l’Observatoire régional de la santé – veut faire une enquête à laquelle on voudrait participer activement. On aimerait aller dans les quartiers les plus reculés, vers la population, pour poser des questions et avoir des chiffres. Parce que dénoncer la violence sexuelle à Mayotte, c’est déjà très compliqué, mais alors l’inceste, c’est encore un autre défi.

Boukan : Vous décrivez une société parfois très traditionaliste, conservatrice, comment a été accueilli votre démarche ?

R.S : Ça évolue, mais très doucement. Vous allez avoir des ados ou jeunes adultes qui veulent des réponses. Comme les jeunes femmes adultes qui ont étudié ailleurs, en métropole ou à La Réunion, qui vont pouvoir aborder ces sujets-là. Et puis, il y a les générations plus anciennes qui ne veulent pas en entendre parler, qui se sentent agressées par ces questions-là. On est parfois accusés par la population de faire « de l’incitation », on répond qu’au contraire, c’est de la prévention, notamment sur la contraception. Mais toutes ces questions touchent à l’appropriation du corps et quand on a commencé à aborder la question du viol conjugal, ça a été mal perçu. On nous a reproché de participer à transformer la société en une société de dévergondés. Heureusement, en échangeant avec les parents, ils ont compris qu’on n’incitait pas les jeunes à avoir des rapports sexuels. Il y a des questions, notamment de la part des jeunes, et ce qu’on dit aux parents c’est : si vous n’y répondez pas, ils iront trouver des réponses ailleurs, notamment sur internet et pas forcément les bonnes.

Boukan : Vous êtes un peu révolutionnaire dans le paysage mahorais finalement ?

R.S. : Un petit peu oui (rires). Parce que très souvent on me dissocie de la femme mahoraise, je m’entends dire que je ne peux pas aimer ma culture et défendre ce genre de droits. Il y aussi d’autres femmes qui ont ouvert la voie comme Saïrati Assimakou, présidente de l’association Souboutou Ouhedze Jilaho, qui est la première Mahoraise à avoir dit haut et fort qu’elle avait subi l’inceste. Cette transformation de la société est nécessaire, car on a trop longtemps fait l’autruche en disant que tout allait bien. Depuis le lancement de Wametoo, on a mis en place un questionnaire sur notre site. Parmi les 700 répondants, 34 % ont répondu avoir subi des violences sexuelles et parmi eux, 10 % affirment que c’est un membre de la famille qui les a agressés. Depuis un an et grâce à toutes nos actions de sensibilisation, on a 30 % de signalements en plus dans le cadre scolaire sur toutes les formes de violence, selon les chiffres du rectorat. On est en route vers une libération de la parole à Mayotte et c’est énorme dans une société où personne ne dit rien.

Une bande dessinée mahoraise pour sensibiliser à l’inceste

La bande dessinée « Des cailloux sur la mer », œuvre collective pensée et créée à Mayotte par un groupe de travail, retrace le parcours d’une adolescente, Noura, 17 ans, qui prend conscience des violences sexuelles dont elle a été victime. Dévoilée le 20 novembre 2021, à l’occasion de la journée internationale des droits de l’enfant, cette BD sert depuis d’outil pédagogique. Le parcours du personnage principal permet de nombreuses discussions autour des violences sexuelles, de l’inceste, du consentement, de l’accompagnement ou encore des rappels à la loi. La vocation de cet ouvrage est bien d’inciter à libérer la parole des victimes, une parole encore taboue en particulier à cause du « ouchewo wa dago », l’honneur familial. En effet, à Mayotte, les jeunes filles victimes de viols sont souvent chassées de leur famille et se retrouvent dans des situations précaires et en grande vulnérabilité. Une situation que dénonce le collectif CIDE ainsi que Baptiste Filloux, co-auteur de l’ouvrage : « Si ces violences sont immensément partagées, l’émergence de celles et ceux qui disent non doit devenir universelle », encourage-t-il.
« Des cailloux sur la mer », Filloux, Denoël, Lupattelli, Paquet, Philan, Pierret, Valdeira, Vitte – éditions du Signe

Saïrati Assimakou, pionnière de la libération de la parole

La jeune femme mahoraise est une des premières à avoir osé parler publiquement de l’inceste que son père lui a fait subir. Une parole courageuse dans une société ancrée dans des traditions culturelles et religieuses où l’inceste est le tabou ultime. C’est le 24 janvier 2019 qu’elle s’est adressée à lui en vidéo, sur son compte Facebook, incitant les femmes à « ne pas faire comme elle, à ne pas attendre 20 ans » et en concluant ainsi : « Pour la dernière fois, je t’appellerai “papa” ». Derrière ce message dédié à son agresseur ainsi qu’à sa famille, Saïrati Assimakou cherche surtout à encourager les autres victimes à parler. Depuis, elle a publié « Ose et ça ira », un livre autobiographique, et lancé l’association Souboutou Ouhédzé Jilaho, qui signifie « Ose libérer ta parole » en français et prouve ainsi à la société mahoraise que les victimes de violences sexuelles n’ont pas à se terrer dans le silence.

Lola Fourmy, Photos Ophélie Vinot

Quelques chiffres clés :
Extrapolation des chiffres nationaux selon lesquels 7 millions de personnes sont ou ont été victimes d’inceste en France, soit 30 000 victimes potentielles d’inceste dans le département de Mayotte. Statistiquement, l’inceste représente 44 % des violences sexuelles : cela porte à 68 180, le nombre de victimes potentielles de violences sexuelles sur l’île.
Rectorat : 350 informations préoccupantes et signalements
CRIP : Environ 1 000 informations préoccupantes toutes violences confondues
Parquet : 157 procédures depuis janvier (45 viols, 48 agressions sexuelles, 50 hors VS)
CHM : Seulement 15 % de judiciarisation sur les 300 cas de violences sexuelles recensées
0,2 % d’affaires judiciarisées et seulement 0,06 % d’affaires poursuivies sur l’île de Mayotte
Au niveau national, les victimes mettent en moyenne 12 ans à libérer leur parole.
Source : bilan de la campagne initiale menée par le collectif CIDE, 2021.

Violences sexuelles : contacts utiles à Mayotte

Numéro d’aide aux victimes : 5555, accessible 24 h/24 h (Association pour la Condition Féminine et l’Aide aux Victimes)
Centre hospitalier de Mayotte : 02 69 61 80 00
Collectif féministe contre le viol : 0 800 05 95 95
La commission inceste – CIVIS outre-mer : 0 800 100 811
Le tchat en ligne sur les violences sexistes et sexuelles : https://commentonsaime.fr