Très médiatisée, l’opération Wuambushu a été lancée par le gouvernement le 24 avril pour lutter contre l’habitat informel et l’immigration illégale à Mayotte Depuis près d’un mois, les associations du 101e département français s’organisent, entre attente et inquiétude.

Annoncée fin février dans les colonnes du Canard enchaîné, l’opération Wuambushu – qui signifie “reprise” en mahorais – ne cesse depuis de défrayer la chronique. Et pour cause : lancée le 24 avril dans le département ultramarin de Mayotte, cette opération de lutte contre l’habitat indigne, l’immigration illégale et la délinquance est d’une ampleur inédite. Pour atteindre l’objectif visé par le ministère de l’Intérieur et des Outre-mer, qui entend procéder au renvoi de pas moins de 10 000 personnes en situation irrégulière et à la destruction de 1 000 habitations informelles, les effectifs des forces de l’ordre ont été montés à 1 800, tandis qu’une communication d’envergure a été déployée par le gouvernement pour faire connaître au public ses tenants et aboutissements.

Dans ce département français voisin des Comores où 77 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté national, où l’accès aux services publics peut s’avérer particulièrement difficile et où près d’un habitant sur deux est de nationalité étrangère, majoritairement comorienne, les associations du territoire jouent depuis de nombreuses années un rôle fondamental dans l’accompagnement des publics en grande précarité. Dans l’expectative depuis plusieurs mois, nombreuses sont celles à avoir tenté de se préparer aux éventuelles répercussions de l’opération Wuambushu, tant pour leurs salariés et bénévoles que pour les publics qu’elles accompagnent au quotidien.

“On craignait de perdre une partie de nos enfants”

À l’abri du chahut médiatique, certaines structures associatives ont ainsi décidé de prendre des mesures fortes, à l’image du Village d’Eva. Fondée à Mayotte en 2014 pour améliorer les conditions de vie des enfants en situation de grande précarité, cette association accueille environ 400 enfants exclus du système scolaire à travers ses différents centres, répartis en Petite-Terre et en Grande-Terre. Là, des savoirs de base en français et en mathématiques sont notamment dispensés plusieurs fois par semaine à des enfants âgés de 6 à 16 ans.
“Dès qu’on a découvert l’article du Canard annonçant l’opération, on a commencé à être vigilant, entame le directeur de l’association, Sébastien Demjean. Mais en même temps, on était assez dubitatifs parce qu’on avait très peu d’informations, ce qui a contribué à accroître notre inquiétude.” Une inquiétude largement alimentée par le fait qu’une partie des enfants suivis au sein de l’association ont parfois un ou deux parents en situation irrégulière. “On craignait de perdre une partie de nos enfants, que leurs parents
n’osent plus les accompagner à l’école, surtout la première semaine, poursuit le directeur associatif. On a donc décidé de leur distribuer des cartes stipulant qu’ils fréquentaient Le Village d’Eva. L’objectif était de les protéger en cas de contrôle de police.” Des cartes qui, si elles ne valent aucunement pour document d’identité officiel, ont également été distribuées à une partie des bénévoles de l’association “pour qu’ils soient un peu plus rassurés”.

Mastodonte affilié au groupe SOS, l’association Mlezi Maore, composée d’une cinquantaine de dispositifs et de plus de 600 salariés, a mis en place une stratégie identique. “On a distribué à tous les mineurs que l’on suit, qu’ils soient étrangers ou Mahorais, une attestation de suivi prouvant qu’ils étaient bénéficiaires de notre association”, explique Hugues Makengo, directeur général de Mlezi Maore.
Plusieurs autres mesures ont également été prises par Mlezi Maore, comme demander aux salariés d’aller travailler dans le dispositif de l’association le plus proche de leur domicile. “On a pensé qu’il pourrait y avoir de fortes tensions sur les routes, des caillassages ou des accidents routiers. On a déjà connu ça à Mayotte, donc on a voulu tout faire pour éviter à notre personnel d’effectuer des trajets rallongés”, développe Hugues Makengo. La direction de l’association a également demandé à l’ensemble des chefs de service d’effectuer un rapport journalier afin de les avertir en cas d’absence d’un ou d’une salariée.

Trois jours d’inquiétudes

Dans l’ensemble, ces mesures préventives ont été bien reçues par les équipes comme par les personnes accompagnées au sein du Village d’Eva et de Mlezi Maore. Pourtant, elles n’ont été que de très courte durée. “Les deux premiers jours, on a vraiment ressenti l’impact de l’opération Wuambushu, commence Fabien Chevalier-Nkouka, responsable de sites et coordinateur pédagogique au sein du Village d’Eva. Près de la moitié des enfants ne sont pas venus, ainsi qu’une partie des bénévoles. Mais depuis, tout le monde est revenu. On a l’impression que la peur est un peu passée, et même si on demeure dans l’incertitude, on a repris nos habitudes…”
Des propos corroborés par Hugues Makengo, dont le siège de l’association qu’il préside se trouve à Mamoudzou : “Après les deux ou trois premiers jours de l’opération, on a cessé d’appliquer les mesures qu’on avait prises, sauf une, qui consiste à renforcer la communication au niveau des astreintes pour tous les cadres de l’association jusqu’au mois d’août. Mais mis à part ça, avec le ralentissement de l’opération, on a l’impression que tout est revenu à la normale.”

Des expulsions bloquées par les Comores

Une situation de “stagnation”, dixit Hugues Makengo, qui s’explique en partie par le fait que les Comores ont, dès le 24 avril, refusé le débarquement sur leur sol de ressortissants comoriens en provenance de Mayotte. Alors que l’expulsion massive de ressortissants étrangers en situation irrégulière devait constituer l’une des pierres angulaires de l’opération Wambushu, la situation a donc pris une tournure bien différente de celle annoncée il y a quelques semaines par le ministère de l’Intérieur et des Outre-mer.
En atteste la situation au Centre de rétention administrative (CRA) depuis quelques semaines. Situé à Pamandzi, en Petite-Terre, le CRA de Mayotte a concentré près de trois quarts des expulsions de France en 2022, avec près de 26 000 éloignements effectués en très grande majorité vers les Comores voisines. Pourtant, depuis le début de l’opération et le refus des Comores d’accueillir ses ressortissants, la situation est étonnement calme, explique Solidarité Mayotte.

Des rouages qui s’enrayent

Selon l’association, dont cinq juristes sont présents au CRA pour assurer le respect des droits des personnes placées en rétention, il n’y a eu depuis le début de l’opération Wuambushu que très peu de personnes placées en rétention suite à des interpellations terrestres. L’association constate également un “turn-over” très faible au sein du CRA, alors même que le centre de Mayotte se distingue habituellement par des taux d’expulsion élevés et par la rapidité d’exécution de ces éloignements.
Même son de cloche du côté du service hébergement de l’association. Constitué d’un service d’hébergement d’urgence des demandeurs d’asile (Huda) et d’un centre d’hébergement d’urgence (CHU), Solidarité Mayotte craignait de devoir y libérer une partie des places pour accueillir des personnes “décasées”, suite à la destruction programmée de leur habitat dans le cadre de l’opération Wambushu. Mais, là encore, cela n’a pas été le cas, assure la direction de l’association. De fait, le tribunal judiciaire de Mamoudzou a suspendu dès le 24 avril l’évacuation d’un bidonville, situé au niveau du quartier Talus 2 de Majicavo, qui s’annonçait pourtant comme la première opération de “décasage” d’envergure de l’opération.

Vers la reprise de l’opération

Mais plus de trois semaines après le début de l’opération et l’apparent calme décrit par une partie des associations de l’île, la situation devrait changer drastiquement d’ici les prochains jours. Ce mercredi 17 mai, la liaison maritime avec les Comores a repris pour la première fois pour la première fois depuis le 24 avril. D’après la préfecture de Mayotte, le ferry Maria Galanta, qui assure la liaison entre Mayotte et l’île comorienne d’Anjouan, a transporté à son bord quatre Comoriens ayant accepté un “départ volontaire” et seize autres faisant l’objet d’une “reconduite à la frontière”. Dans le même temps, la chambre d’appel de Mayotte a donné raison à l’État dans sa volonté de démolir l’habitat insalubre de Talus 2, où vit actuellement une centaine de familles.
“On vit dans un climat anxiogène et on n’est pas à l’abri que la situation change”, lâchait il y a quelques jours Sébastien Demjean, rejoint par Hugues Makengo. “Nous savons que tout peut arriver d’un moment à l’autre. S’il est nécessaire que nous remettions en place les mesures extraordinaires que nous avons prises au début de l’opération, nous le ferons, nous sommes prêts.” Pour l’heure, l’association du groupe SOS s’apprête d’ores et déjà à mettre certains de ses logements à disposition des familles décasées du bidonville Talus 2, dont la destruction devrait vraisemblablement démarrer dans les prochains jours.

Cécile Massin