La colonie pénitentiaire de Clevelândia do Norte s’inscrit dans un contexte national et international de répression contre l’anarchisme et le communisme des années 20. Les agitateurs politiques issus de mouvements jugés « subversifs » y furent détenus. Un épisode peu connu de l’histoire de l’Amapá et du Brésil.

Créée dans le but d’occuper la zone septentrionale de l’Amapá, à la frontière entre le Brésil et la Guyane française, la colonie agricole de Clevelândia – hommage au président des États-Unis, Grover Cleveland – fut inaugurée le 5 mai 1922. Mais très rapidement elle va jouer un autre rôle…

Dans les années 20, le Brésil est le théâtre de grands bouleversements sociaux et culturels : Semaine d’Art moderne (à l’origine des mouvements artistiques modernes brésiliens), fondation du Parti communiste brésilien, révoltes militaires, campagnes anarcho-syndicales, entre autres. Les mouvements de contestation menés par les anarchistes, les communistes et les officiers rebelles se multiplient. Faisant face à une situation insurrectionnelle, le gouvernement du président Artur Bernardes réagit par de grandes vagues d’arrestations.

En milieu d’année 1924, les détenus s’entassent par centaines dans des vaisseaux amarrés près des îles au large de la côte de Rio. Les « prisons temporaires » explosent. Face à la réticence des autres États à accueillir des prisonniers politiques sur leurs terres, Clevelândia, totalement isolée au cœur de la forêt vierge, est alors envisagée comme la solution idéale. Exit la colonie agricole : la colonie pénitentiaire est née.

À partir de la fin de 1924, les premiers navires chargés essentiellement d’anarchistes, de militaires rebelles et autres fauteurs de trouble, arrivent à l’embouchure de l’Oyapock. En quelques mois, Clevelândia accueille plusieurs convois. Sur place, les conditions de vie sont extrêmes : violence policière, travail forcé, épidémies, famine. Clevelândia devient O Inferno Verde, l’enfer vert.

Cependant, les évasions sont nombreuses -262 cas signalés- soit plus d’un détenu sur quatre. Les communautés nationale et internationale sont informées de la situation. La censure est mise à mal. Les dénonciations émanent même parfois de pays étrangers. On parle des jusqu’au-boutistes, du noyau anarchiste notamment, qui résistent en s’organisant au sein même du bagne.

Cet épisode tragique de l’histoire brésilienne fit des centaines de victimes parmi les prisonniers politiques. Certains estiment Clevelândia comme un facteur important de désintégration des mouvements anarchiste, communiste et militaire des années 20. Si par la suite les survivants furent amnistiés, les syndicats et les mouvements sociaux, en particulier l’anarcho-syndicalisme, ne furent plus jamais les mêmes. La République oligarchique et arbitraire réussit à saper les mouvements de résistance populaires, en arrêtant et éliminant ses leaders.

Source essentielle :  Clevelândia, O Inferno Verde de Carol Assis ( Overmundo/blog , nov . 2011 )

Domingos Passos: Anar et bagnard

 

Domingo-Passos-O-Bakunin-brasileiro

 

Anarchiste et syndicaliste engagé issu de la classe laborieuse, Domingos Passos était surnommé le  Bakounine brésilien . Arrêté et torturé à plusieurs reprises à Rio, il fut l’un des illustres  pensionnaires  du bagne de Clevelândia. En juillet 1924, suite à l’insurrection militaire de São Paulo, la répression se met en place. Les bureaux syndicaux sont perquisitionnés et fermés, des centaines d’anarchistes emprisonnés et nombre d’entre eux déportés.

[…] Après 20 jours de détention à Rio, Domingos Passos est transféré au bateau-prison Campos, ancré dans la baie de Guanabara. Il y passe trois mois dans le plus grand dénuement. Puis il est transféré à bord du Comandante Vasconcellos, comme des centaines d’autres prisonniers-anarchistes, officiers séditieux, voleurs, escrocs, proxénètes, mendiants et immigrés sans le sou. Il est torturé.

En décembre 1924, après 22 jours de mer, le Vasconcellos débarque ses détenus. Le bagne de Clevelândia accueille son premier contingent. Au bout de quelques mois en  Sibérie tropicale , Domingos Passos réussit à s’évader par Saint-Georges en Guyane française. Les fièvres contractées dans la jungle l’obligent à rejoindre Cayenne pour se faire soigner. Il y est accueilli fraternellement par un Créole qui l’aide à se remettre d’aplomb. Il regagne ensuite Belém, où il peut compter pendant quelque temps sur la solidarité active du prolétariat local.

Extrait de  Domingos Passos : O  Bakunin Brasileiro’ (R. Ramos & A. Samis )

Saint-Georges, porte d’entrée des évadés

« Il est évidemment difficile de sortir d’ici aussi, et la vie est quasiment impossible, car il n’y a pas de travail, mais nous n’avons plus à endurer les humiliations et les actes de tyrannie dont nous avons été victimes à Clevelândia. » C’est ainsi que s’exprime un bagnard brésilien réfugié à St-Georges en 1925. Dans son ouvrage  Clevelândia : anarquismo, sindicalismo e repressão política no Brasil  paru en 2002, Alexandre Samis mentionne également l’évasion vers Belém du peintre et décorateur Pedro Alves Carneiro, premier anarchiste à se faire la belle le 17 février 1925. Les évadés transitaient par la Guyane française, notamment par Saint-Georges .

 

Amnésie autour du bagne 

Dans une chronique publiée sur le blog de Luis Nassif (12/03/2011), Carlos Andrade affirme que “ les politiques d’exclusion du gouvernement brésilien au cours de la première moitié du XXe siècle” ne sont pas encore rentrées dans l’historiographie brésilienne. Car, explique-t-il,“ les historiens se consacrent plus naturellement à l’étude de la dernière période de rupture démocratique au Brésil. ” [1] Et l’auteur d’illustrer son propos en exhumant le sinistre épisode de la colonie pénitentiaire de Clevelândia do Norte, symbole de la répression et de la tyrannie dans le Brésil des années 20. Entre 1924 et 1926, environ un millier de citoyens, brésiliens et étrangers, séjournèrent dans cette colonie agricole reconvertie en bagne. Le taux de mortalité sur place s’élevait à près de 80 %. [2]

Il y avait deux catégories de bagnards : les individus déportés en raison de leurs convictions politiques – communistes, militaires rebelles et surtout anarchistes – ou de leur condition sociale–voleurs, mendiants et vagabonds. Après la révolte des lieutenants à São Paulo en 1924 les insurgés et les indésirables du gouvernement Artur Bernardes, dont le mandat (1922-1926) se déroula sous le régime de l’état d’exception, furent transférés au bagne de Clevelândia. C’est à cette époque que “ furent posés les fondements juridiques justifiant la Doctrine de la sécurité nationale (DSN) ainsi que la création du Département de la police politique (DOPS) dans le pays ”.

La conclusion est amère : “ À ce jour, l’armée n’a rien laissé filtrer sur ce trouble et cruel épisode de l’histoire du Brésil. Il est dommage que les mouvements de défense des morts et disparus politiques ne s’intéressent pas, ne serait-ce qu’en matière de droit et de devoir de mémoire, aux prisonniers politiques tombés au cours des périodes sombres de l’histoire du Brésil avant 1964.”

Luis Nassif On Line/GGN-O Jornal de todos os Brasis .

 

[1] Dictature militaire (1964-1985)

[2] Selon Edson Machado de Brito, professeur d’histoire indigène à l’Institut fédéral de Bahia, «  en seulement deux ans de fonctionnement, le bagne aurait fait environ un millier de victimes. Un processus d’extermination évident. »

Que reste-t-il de Clevelândia ?

Créé en 1951, le district de Clevelândia do Norte comptait 1 253 habitants en 2010, selon l’Institut brésilien de géographie et de statistique (IBGE).

Aujourd’hui, Clevelândia abrite uniquement une base avancée de l’armée brésilienne. De tout son passé, il ne reste rien de tangible, à part des tombes, voire quelques ossements dans le cimetière de São Carlos.–À Oiapoque [à une vingtaine de kilomètres], il reste bien peu de traces. Selon le père Rogério Alicino (1971), une légende locale met en scène un bagnard condamné à mort qui, au pied de sa tombe qu’il avait lui-même creusée, fut gracié pour avoir chanté ses adieux à sa mère.

Clevelândia. Colônia penal ou campo de concentração ? –Carlo Romani (2003)

Les activités de la base sont exclusivement limitées à la surveillance de la frontière. La contribution des militaires au développement de la municipalité d’Oiapoque n’est pas adaptée à la réalité du terrain. Dans la pratique, Clevelândia est une zone interdite : l’accès y est restreint et les riverains sont soumis à un ensemble de contraintes.

Clevelândia : o Distrito proibido – josealbertostes.blogspot.com (02/2014 )