Quelques sauts, des nageoires qui affleurent à la surface de l’eau : les mammifères marins sont par définition difficiles à étudier du fait de leur vie majoritairement sous-marine. Afin de mieux les connaître au-delà des observations visuelles, l’acoustique se révèle être un outil indispensable de suivi des populations.

En octobre 2022, une drôle de fusée jaune rejoint les profondeurs des eaux martiniquaises. Ce planeur sous-marin, appelé glider, mis à l’eau dans le cadre d’études menées par l’Université des Îles Vierges américaines en collaboration avec Rutgers University (New Jersey) et le Sanctuaire Agoa, passera 25 jours à naviguer en toute autonomie entre les îles de la Dominique et de Saint-Vincent, pour collecter des données environ­nementales et capter les sons sous-marins sur son passage. Cette étude fait partie de la mission plus large du Sanctuaire Agoa d’améliorer la connaissance des mammifères marins, de leurs habitats et des menaces qu’ils subissent, et ce notamment par l’écoute passive par hydrophone. Géré par l’Office français de la biodiversité, le Sanctuaire Agoa est en effet une aire marine protégée dédiée à la protection des mammifères marins des Antilles françaises.
Quelles espèces sont présentes ? Où se trouvent-elles ? En quoi consiste leur communication ? Quelles sont les sources de bruit environnantes ? Le langage, la localisation, les comportements migratoires et les menaces d’origine anthropique sont autant d’informations fournies par l’écoute passive sous-marine. Après une première phase expérimentale d’enregistrements fin 2015 dans les eaux de Guadeloupe, un grand observatoire acoustique est mis en place par le Sanctuaire Agoa entre 2020 et 2021 et dans la Grande Région Caraïbe dans le cadre du projet Interreg Caraïbe CARI’MAM. Puis en 2022 débute une collaboration avec l’Université de Rutgers-New Jersey autour de la mise à l’eau de gliders équipés d’hydrophones dans les eaux caribéennes. Les données collectées s’accumulent et permettent peu à peu de révéler un paysage sonore sous-marin jusqu’alors peu connu.

Les cétacés de la Caraïbe sur écoute

Au laboratoire d’informatique et systèmes (LIS) de l’université de Toulon, le Professeur Hervé Glotin et ses collaborateurs entraînent des algorithmes à distinguer les sons émis par les différentes espèces de mammifères marins. Depuis 2020, ils travaillent notamment avec le Sanctuaire Agoa qui leur fournit les enregistrements acquis dans le cadre de leurs études acoustiques, pour alimenter et booster la capacité de reconnaissance de leurs outils de réseaux neuronaux. « L’écoute de bandes sonores sous-marines se révèle chronophage et peut être soumise à interprétation. Lorsqu’elle est bien entraînée à la reconnaissance des sons, l’utilisation d’une intelligence artificielle permet d’accélérer l’analyse des données acoustiques et de pouvoir traiter de plus grands jeux de données avec une marge d’erreur moindre », explique Jérôme Couvat, responsable scientifique au Sanctuaire Agoa.

Si cette méthode d’étude des mammifères marins par acoustique passive s’est peu à peu imposée, c’est qu’elle permet non seulement de prospecter des zones difficilement accessibles, peu importe les conditions météo, mais aussi et surtout car les hydrophones ont la capacité de détecter une gamme de sons inaudibles pour l’oreille humaine, des infrasons aux ultrasons. Il est aujourd’hui admis que les baleines mâles communiquent par des chants, en période de reproduction, et les cétacés à dents par des clics et des sifflements. Nous savons également que les individus de l’espèce des grands dauphins ont un sifflement signature qui est propre à chacun d’entre eux, et qui leur permet de s’interpeller. Les cachalots sont eux connus pour communiquer par des codas, des séries de clics propres à chacun de leurs clans. L’observatoire acoustique a notamment permis de mettre en évidence que les chants des baleines captés dans la Caraïbe sont composés d’au moins 30 morceaux, dont la proportion varie selon les territoires, parfois très proches les uns des autres. À date, près de 30 types de vocalises de baleines à bosse ont ainsi pu être identifiées dans les enregistrements du réseau CARI’MAM, révélant la complexité du chant des baleines. « Plus de 6 000 heures d’enregistrement ont été réalisées sur l’année 2021 », précise Jérôme Couvat. « Grâce à l’implication du réseau de partenaires, ce volume d’enregistrements a sans doute doublé depuis. Nous sommes encore loin d’avoir exploité toutes les informations contenues dans ces bandes-sons, qui nous permettront d’en apprendre davantage sur les espèces et leur répartition. »
Deux ans plus tard, des 17 hydrophones à l’écoute des bruits de la Caraïbe sous-marine subsistent 3 enregistreurs en fonctionnement. Leurs relevés continuent d’alimenter l’algorithme développé par l’université de Toulon tandis que de nouvelles techniques de collecte sont explorées, notamment l’acquisition de données acoustiques par le biais d’un hydrophone mobile cette fois, fixé au fameux glider. « Ce projet s’insère dans la mission International Challenger, consistant à déployer des gliders avec des partenaires dans les différents océans, pour mieux comprendre comment ceux-ci transportent la chaleur et leur structure », explique Travis Miles, professeur à la Rutgers University du New Jersey.
Pour l’heure, les hydrophones ont un autre avantage : se faire une idée du paysage sonore d’origine anthropique dans lequel baignent les cétacés et la faune marine en général. Le LIS cherche notamment à caractériser le bruit sous-marin ambiant dans la Caraïbe et à en déterminer le niveau et la variabilité saisonnière, à partir des données acoustiques collectées par le Sanctuaire Agoa.

Des cétacés sous pression acoustique

Des bandes sons collectées par les hydrophones se détachent des séries de clics réguliers. « clic-clic-clic ». Ces séquences de clics proviennent des cétacés à dents, appelés odontocètes, comprenant l’ensemble des cétacés, hors baleines qui sont des cétacés à fanons. Les odontocètes sont ainsi dotés d’un super pouvoir, celui de l’écholocalisation, qui leur permet de se repérer et de visualiser l’océan grâce au son. « L’écholocalisation est la capacité à émettre un son et à analyser l’écho du son qui rebondit sur une surface pour se créer une image 3D de son environnement » explique Jérôme Couvat. C’est ainsi que les dauphins parviennent à « voir » des poissons dissimulés sous le sable ou les cachalots, à débusquer des calmars géants dans l’obscurité des profondeurs.
Les cétacés dépendent donc énormément de leur perception acoustique pour se repérer, chasser et communiquer, et toute perturbation sonore importante brouille leur système de communication et impacte leurs comportements vitaux.
Les bulles créées par le mouvement des hélices des navires, phénomène appelé cavitation, produisent des bruits explosifs à des fréquences audibles par les cétacés. Certains sonars perturbent également les animaux et les désorientent. Les conséquences sont multiples et loin d’être anodines : dérangés dans leurs activités vitales par ces bruits parasites, les cétacés subissent du stress et peuvent s’échouer en voulant échapper au bruit, ou encore subir des accidents de décompression, générant des lésions de certains organes internes et conduisant à la mort.
L’étude par acoustique passive est également utilisée par le Sanctuaire pour prévenir le dérangement provoqué par des travaux sous-marins et orienter des mesures de gestion de réduction du bruit sous-marin d’origine anthropique. Cela a été le cas dans le cadre des travaux du Grand Port Maritime de Guadeloupe, qui a dû mettre en place des mesures de compensation et conduire une analyse acoustique du Petit Cul-de-sac marin en amont du démarrage des travaux. Dans l’île sœur, dans le cadre d’un projet du Grand Port Maritime de la Martinique financé par l’OFB France Relance, une carte acoustique de la baie de Fort-de-France ainsi que de celle de Saint-Pierre seront produites pour enrichir les connaissances du Sanctuaire et alimenter les mesures de gestion nécessaires.
« L’acoustique passive est une méthode incontournable d’étude des mammifères marins pour qui l’ouïe est primordiale. Couplée à d’autres méthodes, qu’il s’agisse de l’observation visuelle, du prélèvement d’ADN environnemental ou de pose de balises, l’acoustique permet de retracer les trajectoires des individus et des populations, alimente l’étude du langage des cétacés et comporte des applications importantes dans la prévention des collisions entre les navires et les mammifères marins », conclut Jérôme Couvat.

Axelle Dorville