De ce qui fut une occupation humaine, il ne reste que de vagues pans de murs, soutenus ici par un manguier, plus loin par un moringa. Eparpillés entre de grandes herbes gisent les vestiges d’une charpente et d’un toit en tôle. Aux Antilles, cette scène n’a rien d’exceptionnel. D’après l’INSEE, 15.5% des logements sont « vacants » en Guadeloupe, contre 8% dans l’hexagone. Comment expliquer ce phénomène ?

Souvent, au détour d’une rue ou d’un carrefour, on rencontre de ces bâtisses inoccupées, brinquebalantes, en partie mangées par les feuilles et les lianes. Au 1 de la rue Céleste Tramontin, à Saint-Claude, une villa se dérobe à la vue des passants. Des fougères poussent entre les rainures de son carrelage, des toiles d’araignées s’attachent à reconstituer les vitres d’une fenêtre. Sous la poussière, on devine le lustre d’antan. Où sont donc passés les habitants ? « C’était un Italien qui vendait de l’or, je crois », essaie de se rappeler Jean-René, un voisin ; « c’est même lui qui a donné son nom à la rue Tramontin, je ne sais pas à quelle occasion ». « Il y’avait un côté commerce et un côté habitation », se remémore-t-il ; « j’allais leur acheter des friandises quand j’étais petit ». Mais alors, comment cette maison s’est-elle retrouvée vidée de ses occupants ? « Quand il est mort, les enfants n’ont pas réussi à se mettre d’accord, l’un veut rénover, l’autre ne veut pas, je ne connais pas toute l’histoire… Mais c’est vrai qu’on a envie d’en faire quelque chose de cette maison ! », soupire-t-il, fataliste. À Saint-Claude, comme dans de nombreuses autres localités en Guadeloupe, il n’est pas rare de croiser ces bâtisses que le temps affaisse. Désertées par leurs occupants, elles disparaissent peu à peu, derrière d’épais rideaux de bambous et d’arbustes.

Attention, n’allez pas dire que ces maisons sont « abandonnées », ici, on préfère dire qu’elles sont seulement… « inoccupées »

Pas question de parler d’abandon des maisons, « il y’a toujours un propriétaire », martèle Elien Gladice. Cette Marie-Galantaise d’origine habite en face d’une maison « inoccupée » de la rue Céleste Tramontin. La propriétaire est décédée et ses enfants n’ont pas souhaité investir les lieux. « Ils ont déjà leur vie en Grande Terre ! » explique-t-elle. « Je les vois de temps en temps ramasser la canne dans le jardin et passer un coup de balai ». Comme cette habitation, 11.4% des logements de la commune de Saint-Claude sont « vacants », et ce chiffre peut dépasser les 22% pour les communes de Basse-Terre, Pointe-Noire ou encore Trois-Rivières.

À Marie Galante, dans la ville de Saint-Louis, 42% des logements sont vacants !

Mais qu’est-ce qui peut bien pousser les Guadeloupéens à déserter leurs habitations ? Là encore, dans le quartier de la rue Céleste Tramontin, les suppositions vont bon train : « chômage » pour certains, qui se désolent aussi du « manque d’animation sur la Basse- Terre », « départ vers la métropole » pour d’autres, qui fustigent par la même occasion « ces rues devenues invivables avec le trafic routier » … Enfin, comme une évidence, sur toutes les bouches ce même refrain : « l’indivision ».
Les questions d’héritage ne sont pas l’apanage de la Guadeloupe, pourtant, la situation semble, ici, plus problématique qu’en France hexagonale. Séverine Flatot, cheffe de service au sein de l’Établissement Public Foncier de Guadeloupe, nous éclaire sur la situation : « L’indivision, c’est le fait d’être propriétaire à plusieurs, ici on parle d’indivision successorale donc consécutive à un décès. La situation est particulière en Guadeloupe et aux Antilles en général, du fait, notamment, d’une tradition culturelle qui a consisté pendant de nombreuses générations à régler à l’oral les questions de partage. On ne passait pas devant le notaire pour avoir des actes de transmission immobilière. »

« On se retrouve avec des biens où les successions n’ont pas été réglées sur 3 voire 4 générations ! »

Résultat : des titres de propriété difficiles à retrouver, des héritiers nombreux et éparpillés de par le monde, peu enclins à être tenus responsables de l’état d’un bien dont le sort n’a jamais été réglé. Une situation particulière qui a nécessité des aménagements législatifs pour s’adapter au contexte ultra-marin. C’est la loi Letchimy, parue en décembre 2018, qui permet à 51% des héritiers de décider de la vente du bien dont ils ont hérité (alors que l’unanimité est requise sur le territoire hexagonal). Un dispositif utile, lorsqu’une succession ne parvient pas à se régler, du fait du silence d’une partie des indivisaires. Pourtant, cela ne résout pas tout. La loi expose que, si, dans les 49% des héritiers restants, l’un d’entre eux s’oppose à la vente du bien, celle-ci n’a pas lieu et l’affaire peut être portée au tribunal. Une situation qui n’a rien d’anodin comme le confirme Séverine, « je n’ai toujours pas réussi à recourir à cette loi pour gérer mes dossiers de succession, à chaque fois un héritier s’oppose à la vente du bien », regrette-t-elle.

Donner une nouvelle vie à des habitations désertées : la mission de l’« Etablissement Public Foncier de Guadeloupe »

L’établissement créé en 2013, peut, à la demande d’une collectivité, racheter et réhabiliter des maisons abandonnées situées dans les centres-bourgs de Guadeloupe. Un travail de longue haleine qui nécessite de partir « à la recherche de titres de propriété, de reconstituer des indivisions, etc. », expose Valérie Abidos, chargée de communication de l’EPF. Une initiative qui a su redonner un second souffle à des maisons au bord de la ruine, comme cet immeuble bourgeois de Pointe-à-Pitre devenu le « Green Hostel ». Tombé en désuétude, le bâtiment a été repris par l’EPF, qui l’a mis à la disposition d’un entrepreneur dans le cadre d’un bail commercial. Un vrai succès pour l’établissement public puisque le « Green Hostel », à la fois auberge de jeunesse et lieu de rencontre et d’expression artistique, a su pleinement prendre sa place sur la scène culturelle et festive fréquentée par les jeunes Guadeloupéens.
Si le chemin est encore long avant de réhabiliter l’ensemble des biens tombés en désuétude en Guadeloupe, les habitants, eux aussi, savent rivaliser d’ingéniosité pour trouver de nouveaux emplois à ces bâtisses. Port Louis, ses plages de surf idylliques et… ses 21.6% de logements vacants, est ainsi devenu un terrain de jeu particulièrement affectionné des graffeurs et autres street artists. Pas si « abandonnées » ces maisons ! Sans compter que, dans les communes guadeloupéennes, il n’est pas rare de profiter de la vacance d’un terrain pour y planter quelques bananiers ou y installer du bétail, ce qui peut parfois donner lieu à des scènes saisissantes, où l’on observe, parmi les vestiges d’une maison inoccupée, des vaches et un cochon en train de gambader.

Marine Didier

Moins d’habitants mais de plus en plus de nouveaux logements

Le phénomène des logements vacants serait-il tout simplement corrélé avec la baisse démographique que connaît la Guadeloupe ? Pas si simple. En effet, « le nombre de logements neufs continue d’augmenter malgré le ralentissement démographique », peut-on lire dans une étude de l’INSEE, qui précise que « la hausse du nombre de résidences principales est même 5,6 fois plus rapide que celle de la population ». L’étude de l’INSEE s’attache à démontrer que cette évolution s’explique en partie par une demande d’un genre nouveau en matière de logements. En Guadeloupe, on cohabite de moins en moins avec les parents ou grands-parents, comme cela pouvait se faire, les foyers sont plus petits, souvent monoparentaux et cherchent désormais à occuper des espaces plus réduits, de deux ou trois pièces au lieu des cinq que l’on retrouvait dans les anciennes maisons. Une situation préoccupante si l’on souhaite atteindre l’objectif national de « zéro artificialisation nette » … et compliqué à tenir lorsqu’à proximité d’une maison en ruine, un terrain est défriché pour accueillir les fondations d’une habitation neuve.

La fin d’un monde (architectural) ?
« Il est vrai que c’est un certain style architectural qui périt avec ces maisons qui tombent à l’abandon », confirme Patrice Lasnier, constructeur. « On a moins de demande pour ces maisons créoles avec les toits “quatre pans” et je ne suis pas certain que l’on ait seulement mis en place des persiennes en bois dans une habitation cette année ! » ajoute-t-il. « Mais j’ai encore beaucoup de clients qui me demandent des maisons en bois sur le modèle d’un prototype que nous avons construit il y’a 30 ans ! », rassure-t-il. « Avec, depuis le passage du cyclone Maria, une demande nouvelle, celle d’ajouter une pièce en dur avec toiture en béton, une « case à vent », pour y trouver refuge en cas de tempête », termine le constructeur. « Il y a eu le tremblement de terre de 1928 qui a incendié Pointe-à-Pitre, le cyclone Inès dans les années 60 qui a fait s’envoler les toits, “Hugo”, en 1988, pour celui-ci je peux te dire qu’on était tous réfugiés dans nos salles de bain… », énumère Viviane, habitante de Saint-Claude. Avant d’ajouter : « Tu sais, l’architecture guadeloupéenne, c’est le résultat de toutes les catastrophes naturelles qu’on a connues, alors ce n’est pas quelque chose qui va rester figé dans le temps ! » conclut, un brin résignée, la jeune retraitée.