Depuis septembre, les habitants du petit département de l’océan Indien vivent au rythme des coupures d’eau de 54h. Un quotidien devenu insupportable pour une majeure partie de la population, qui dénonce un grave manque d’anticipation et qui ne doit pas s’attendre à une sortie de crise rapide.

Les hommes ont failli, les regards se tournent vers le ciel. Mais dans un air de punition, en cette matinée de décembre, celui-ci affiche son visage le plus cruel pour la population mahoraise. Le voilà, comme depuis tant de mois, vide, diaphane. Esseulé et libre de dégager toute sa puissance, le soleil a carte blanche pour brûler les peaux et la terre. Ce mardi, du sud au nord, toute l’île est sous son joug, Mayotte a soif. Las, ici et là sous son poids, les habitants harassés s’organisent tout de même comme des fourmis pour converger vers un point de salut : les sites de distribution d’eau.

Depuis le 20 novembre, officiellement, chacun des 350 000 habitants de l’île peut bénéficier gratuitement d’un pack d’eau en bouteille par semaine. C’est une des principales réponses à la grave crise qui touche le département de l’océan Indien puisque le précieux liquide ne sort presque plus des robinets. Mais en ce mardi de décembre, au sud, à Bandrélé par exemple, ou plus au nord, comme à Mamoudzou, le chef-lieu, de l’eau il n’y en a pas, ou plus.
« On nous traite comme des chiens », désespère dans cette première localité un père de famille qui n’a « même plus la force d’être en colère ». Mohamed s’était arrangé avec un collègue pour se dégager un peu de temps afin de récupérer ses bouteilles d’eau aux allures salvatrices. « J’étais content, il y a plein de gens qui ne vont pas chercher leur eau parce qu’ils n’ont pas le temps, ça peut prendre des heures », explique celui qui devait récupérer quelque huit packs.
Mais ce jour-là, pas d’attente. Car de l’eau non plus, il n’y en a pas. Les responsables du centre de distribution évoquent des « problèmes logistiques », des « difficultés de circulation ». Le père de famille, lui, un quotidien devenu « insupportable » depuis l’instauration des coupures de 54h en septembre.

“On devient vraiment fous”

« À la maison, nous avons tous été malades plusieurs fois. Le médecin nous a dit que c’était à cause de la mauvaise qualité de l’eau et qu’il fallait acheter de l’eau en bouteille. On a essayé au début, mais pour huit c’est impossible, c’est trop cher [le prix du pack avoisine les 5 euros], alors on a essayé de faire bouillir l’eau comme ils disent [l’Agence régionale de santé recommande de faire bouillir l’eau du robinet durant 5 minutes avant de la boire] mais ça aussi c’est impossible, c’est ingérable pour huit. Ma femme et moi, on devient vraiment fous et on est pas les plus à plaindre, ils se rendent vraiment pas compte de ce qu’ils nous font subir », se désole encore Mohamed.

« Avec les distributions je me suis dit que ça allait un peu s’arranger, mais là je suis vraiment dégouté, on nous traite vraiment comme des chiens », répète-t-il, bredouille, à vide d’eau comme d’espoir.
Car la perspective d’une sortie de crise rapide, Mohamed, comme la plupart des habitants de l’île, n’y croit pas. « On fait les prières pour la pluie, on n’a plus que ça. On a voté pour être Français, on a voté pour nos élus, regarde le résultat alors que ça fait des années que l’on sait qu’il y a des problèmes d’eau. Ils n’ont rien fait, ils nous ont laissés dans la merde. Pardon, mais c’est vraiment ça.»
Si les autorités évoquent une sécheresse exceptionnelle pour expliquer l’ampleur de la crise, les précipitations ou leur absence, les habitants le savent tous désormais, sont loin d’être les seuls responsables de la crise qui les frappe à différentes échelles. Au contraire de précipitation donc, ce sont plutôt et au mieux les lenteurs, l’inertie dans la gestion des travaux et des crises successives qui sont pointées du doigt. Leurs responsables : l’État, les élus locaux et principalement ceux du syndicat des eaux de Mayotte ainsi que le gestionnaire du réseau, la Smae, filiale de Vinci.

Manque d’anticipation, mauvaise gestion et corruption

Au cœur du scandale, 17 personnes sont poursuivies par la justice « dont quatre élus locaux, et quatorze petites entreprises, pour des délits de “favoritisme”, “recel et complicité de favoritisme”, “détournements de fonds publics”, “corruption passive par personne chargée d’une mission de service public“ », rappelle Le Monde (20 octobre). De son côté, Vinci, propulsée, imposée sur les marchés par la puissance publique, n’a pas honoré ses engagements sans cesse renouvelés et subventionnés concernant des infrastructures majeures, rappelle encore le quotidien national. La gabegie financière est totale, des centaines de millions d’euros, alors qu’aujourd’hui, même hors sécheresse, le réseau est incapable de fournir de l’eau à hauteur des besoins.

Ainsi en 2022, les tours d’eau imposés à la population n’étaient pas dus à un manque de ressource, mais de capacité de production, expliquait le syndicat des eaux. Et aujourd’hui encore, 40% de l’eau produite disparaît au gré de fuites. En quête de réponses, de réactions, des habitants filment régulièrement des installations de la Smae crachant à grand débit dans le vide une eau pourtant si précieuse. D’autres quand les tours d’eau le permettent – ils rythment la vie car, de la constitution des réserves à la vaisselle accumulée en passant par le lavage du linge et de la maison, tout doit être fait en un temps record de 18h, entre 16h et 10h le lendemain, avant d’être à nouveau privés d’eau – se réunissent pour manifester et demander justice, à l’instar du collectif Mayotte à soif.

Un révélateur d’inégalités

D’autres habitants encore, les plus riches, ont moins de problèmes : ils investissent dans des citernes équipées de surpresseurs – compter 1 600 euros l’installation – leur permettant de ne pas être affectés par les coupures. Et se soustraient de fait aux efforts d’économie censés être induits par les tours d’eau. Même si « chaque goutte compte », comme le martèle chaque jour la préfecture, les plus aisés se mettent à l’abri et font les bonnes affaires d’une minorité s’enrichissant sur les importations de citernes ou d’eau en bouteille.

Loin, bien loin des préoccupations des 77% de la population qui vivent sous le seuil de pauvreté sur ce même petit bout de terre de 374 km2. En 2018, selon l’Insee, la moitié de celle-ci vivait même avec moins de 160 euros par mois tandis que les inégalités et la misère ne vont que grandissantes. Ce sont pourtant ces mêmes habitants des quartiers pauvres qui se montrent les plus résilients face à la crise.
« Moi je n’ai jamais eu l’eau à la maison, il a toujours fallu qu’on se débrouille pour aller la chercher à la fontaine et la ramener chez nous, donc c’est une galère que je connais », explique Zouriati, la vingtaine et maman de deux enfants en bas âge. Toutefois, « le problème aujourd’hui c’est que ceux qui avaient l’eau chez eux viennent aussi aux fontaines et elles ne sont pas ouvertes tout le temps, alors souvent on doit attendre très longtemps pour remplir les bidons », explique la jeune maman, décidément rompue à l’exercice des heures d’attente au soleil car ce jour à Cavani, un quartier de Mamoudzou, Zouriati attend ses packs d’eau embouteillée.
« Je suis là depuis six heures du matin, c’est dur, mais je n’ai pas le choix car les petits ont besoin de vraie eau sinon ils ont la diarrhée. Avant c’était mon mari qui achetait les bouteilles car il avait un travail, mais il s’est fait expulser », explique à voix basse celle qui attend aussi de pouvoir récupérer les packs auxquels le foyer de sa maman a droit.
En vain. Les organisateurs annoncent quelques minutes plus tard, à 11 heures, ne plus avoir de stock. À Cavani, il faudra revenir le lendemain, à Bandrélé, la semaine suivante, pour les prochaines distributions. Lesquelles « se poursuivront aussi longtemps que nécessaire », a voulu rassurer Elisabeth Borne lors de sa visite express sur le territoire le 8 décembre.

“Seules les grosses pluies pourront nous sauver”

Fini donc les déclarations emphatiques sur une résolution rapide du problème. Car, en septembre, si l’on vantait encore un énième plan d’urgence – qualifié même cette fois-ci de « plan Marshall » – et ses millions d’euros associés, les travaux de court terme – réparations de fuites, mise en place d’un forage et augmentation de la production d’une usine de dessalement d’eau de mer – ne permettront ni de rouvrir les vannes ni de faire face au scénario catastrophe : la vidange totale des deux retenues collinaires qui assurent en temps normal plus des trois-quarts de l’approvisionnement en eau du département.
« Regardez, on voit la crépine à fleur d’eau. Si on passe en dessous, on ne peut plus pomper », explique ainsi Françoise Fournial, directrice de la Smae (Vinci) aux abords de la retenue collinaire de Combani (centre) début décembre. Partout autour des maigres centimètres d’eau gisant au fond du lac artificiel, une terre craquelée, brûlée par le soleil. « Il n’y a que de grosses pluies qui pourront nous sauver », assène sans ambages la directrice.
Alors, on scrute le ciel et ses signaux contradictoires. Si quelques pluies ont permis de prolonger de deux semaines le rythme actuel des tours d’eau, d’irriguer les cultures en grande souffrance, le phénomène est passager et Météo France de prévenir : l’heure n’est pas à l’installation de la saison des pluies qui s’installerait durablement au mieux fin janvier. Quant à ce qu’elle soit suffisamment puissante pour pallier les déficits actuels et permettre d’envisager une nouvelle saison sèche sereinement… Seul le ciel le dira.

Greg Mérot