À La Réunion, en Guyane et aux Antilles, les centrales électriques au fioul sont en train d’être remplacées par des centrales brûlant du colza pour produire de l’électricité. Un choix qui empêche l’accès à l’autonomie énergétique et au bilan environnemental discuté.

le 4 décembre 2023, EDF a inauguré au Port à La Réunion sa première centrale électrique aux huiles végétales. D’ici « 2028 » selon l’énergéticien, la centrale en cours de construction du Larivot (Guyane) et celles existantes de la Pointe Jarry (Guadeloupe), de Bellefontaine (Martinique) devraient avoir emboîté le pas du site industriel du Port par le biais de conversions techniques assez simples opérées sur les moteurs des centrales. Cette réplication totaliserait près d’1 GW (autant qu’un réacteur de l’ancienne centrale nucléaire de Fessenheim). Le contrat d’approvisionnement signé entre le Groupe Avril-Sofiprotéol et EDF prévoit pour le Port l’acheminement par cargos maritimes d’huiles extraites en France et issues de colza et de canola – un OGM cousin du colza – cultivés en Australie et au Canada et de colza d’origine européenne, comme nous l’a indiqué Avril-Sofiprotéol, géant de l’alimentation humaine et non humaine aujourd’hui présidé par Arnaud Rousseau, le président de la FNSEA, syndicat agricole majoritaire en France. Tout ce dispositif est aujourd’hui présenté par EDF et les autorités (État et régions) comme le pilier de la « transition énergétique » dans les territoires, théoriquement pour les trente prochaines années.

Pourtant, cette politique est fortement controversée.

Cela tient tout d’abord aux coûts d’une telle programmation. Rien que pour la centrale de La Réunion, les surcoûts de production d’électricité à partir d’huiles par rapport au fioul atteindront « 1 milliard d’euros » en dix ans, chiffraient en 2022 la Commission de régulation de l’énergie (CRE) dans un document rendu public. Cette facture salée ne sera pas prise en charge par Edf mais par l’ensemble des abonné·es à l’électricité en France par le biais de leur contribution au service public de l’électricité (CSPE).
Selon nos calculs basés sur une note technico-économique de EDF publiée en 2021, si les tendances actuelles en matière de prix se maintiennent, EDF dépensera chaque année entre 605 M€ et 825 M€ pour s’approvisionner en huiles afin d’alimenter ses quatre centrales des Antilles, de Guyane et de La Réunion. Un coût marqué qui mériterait par ailleurs d’être actualisé puisque l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe en février 2022 a engendré une hausse des cours mondiaux des produits de l’agro-industrie, ces deux pays de l’Est comptant parmi les plus gros producteurs et exportateurs de colza en Europe. « Le basculement vers les agrocarburants peut présenter une solution technique moyennant un très fort renchérissement des coûts, retient Stéphane Biscaglia, du service planification énergétique, prospective, impacts et territoires à l’agence de la transition écologique (Ademe) à Paris. La facture va augmenter à cause de la tension [sur les marchés des huiles] et du coût même de la matière première. Car la tendance des prix est fortement à la hausse », poursuit-il. L’Ademe qui étudie dans tous les territoires français les données liées à l’énergie avait publié ces dernières années plusieurs rapports consacrés aux Outremer.
Selon un document récapitulatif actualisé en 2020 et consacré à « l’autonomie énergétique » dans ces collectivités, l’Ademe proposait plusieurs scénarios basés sur une meilleure répartition entre les producteurs d’énergie – ce qui revenait à casser les monopoles d’EDF – une hausse de la maîtrise de l’énergie et préférentiellement du solaire et de l’éolien avec ou sans stockage. Cette trajectoire aurait permis selon les auteurs une « autonomie et un mix très majoritairement renouvelable dans un horizon post 2035 » dans l’ensemble des territoires.
Cette trajectoire est inatteignable avec les centrales aux huiles d’EDF, ce qui constitue le deuxième point fâcheux de cette planification. Pourtant, la loi relative à la « transition pour la croissance verte » adoptée en 2015 en France réclame une « indépendance énergétique des territoires pour 2030 ». Force est de constater que cette indépendance n’a pas été rendue permise par les autorités régionales alors que ces mêmes autorités territoriales placent l’accès à la souveraineté au cœur de leurs discours politiques. Citant le cas de la Guyane, les députés Jean-Hugues Ratenon (LFI) et Davy Rimane (GDR et ancien salarié d’EDF qui avait appuyé l’émergence de la centrale du Larivot) regrettaient dans un rapport consacré en juillet 2023 à la politique énergétique dans les outre-mers que « le département restera dépendant des importations [d’huiles] comme il l’est actuellement des importations de fioul ». Cet exemple est valable pour les autres territoires ultramarins.
Alors pour faire passer la pilule, EDF affirme qu’une production locale d’huiles alimentaires pourrait à moyen terme voir le jour. « Notre volonté est d’accompagner le développement de ces filières. Notre rôle sera de provoquer le développement de filières locales. On a prévu de mettre en place des comités locaux de concertation pour qu’elles se développent », exprimait le 20 octobre à Cayenne un porte-parole du Groupe EDF devant la presse. Canola, colza, tournesol et pourquoi pas soja pourraient être cultivés de manière intensive ou transformés dans les territoires en fonction des réglementations en vigueur. « Cette histoire de production locale c’est de la foutaise », objecte le député (Nupes) Marcellin Nadeau aussi conseiller territorial d’opposition en Martinique. « Alimenter la centrale du Port en huile locale reviendrait à couvrir quasiment entièrement l’île de La Réunion de champs de colza», ne manque pas de relever Stéphane His, consultant en énergies renouvelables à Saint-Denis de La Réunion qui estime que le futur parc EDF est un « scandale ». « La culture à vocation énergétique est quand même à manipuler avec précaution parce qu’elle viendra forcément en compétition avec l’agriculture nourricière », abonde Stéphane Biscaglia de l’Ademe Paris.

Troisième point de discorde donc : le bilan environnemental.

L’électricien met en avant son « énergie 100 % renouvelable et durable » qui permettrait de « réduire de 2/3 les émissions de CO2 » par rapport au fonctionnement catastrophique d’une centrale au fioul. « Énergie renouvelable peut-être, mais le bilan carbone du colza moissonné en Australie, transformé dans l’Hérault [dans les usines d’Avril-Sofiprotéol] puis brûlé à La Réunion reste à calculer » retoquaient de leur côté les parlementaires Ratenon et Rimane. « Selon les données d’EDF, les émissions liées à la combustion sont totalement compensées par la croissance du colza », argue de son côté la région Réunion, dirigée par Huguette Bello. Pour la fédération européenne Transport & Environment qui a publié un rapport de référence en mars 2023, la culture à vocation énergétique est « stupide et scandaleu [se] » et « fait obstacle » à la lutte contre le dérèglement climatique et l’insécurité alimentaire. « Le consensus scientifique reconnaît que les agrocarburants ont un impact négatif sur la biodiversité », juge de son côté l’association Guyane nature environnement. À l’opposé, EDF met en avant la « biodégradabilité » de son combustible et l’absence de « substances cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction ». Cela étant, les centrales électriques aux huiles végétales nécessitent une forte injection d’urée durant le processus (+40 % par rapport au fioul) pour contrecarrer les fortes émissions d’oxydes d’azote dans les fumées.

 Des plantations et des importations colossales

Selon des données d’EDF rendues publiques en 2021, la centrale du Port va nécessiter – jusqu’au déploiement d’une politique de sobriété et d’autres moyens de production d’électricité comme l’éolien, le solaire – un approvisionnement annuel de « 150 000 à 200 000 tonnes » d’huiles. Même scénario pour les usines de Martinique et Guadeloupe dont la conversion est annoncée à l’horizon 2027. Pour le Larivot, le Groupe annonce un besoin de « 100 000 tonnes/an » dès 2026. En 2020, la consommation de biodiesel de colza et de tournesol en Europe en 2020 atteignait 6 millions de tonnes. Ce qui signifie qu’à scénario égal, les quatre centrales EDF capteraient plus de 10 % des volumes européens.

 

Texte de Marion Briswalter