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Si la population réunionnaise consomme moins d’alcool que les métropolitains, les conséquences de cet usage sont beaucoup plus graves : passages aux urgences plus nombreux, mortalité liée à l’alcool supérieur, et multiplication des violences qui en découlent. En cause, un usage plus important à La Réunion des alcools forts et notamment du rhum local et de ses dérivés. David Mété, chef des services d’addictologie des CHU Nord et Sud de La Réunion et président de la Fédération régionale d’addictologie de La Réunion, alerte sur un système économique qui entraîne les plus vulnérables vers l’inexorable voie de l’alcoolisme. Rencontre.

 Tout d’abord pouvez-vous nous décrire la situation de La Réunion en matière d’alcool ?

David Mété : L’alcool et l’alcoolisme, à La Réunion, c’est un vieux problème. On sait que dès le début du peuplement de l’île, l’alcool était présent. On fabriquait de l’alcool localement avec la canne à sucre. D’abord du vin de canne appelé fangourin, l’arak et, plus tard, le rhum. Dès le départ cet alcool pose problème puisqu’on a des preuves historiques, des témoignages qui décrivent les troubles liés à cette consommation chez les esclaves, les marins, les militaires et dans l’ensemble de la population. Depuis trois ans, j’ai lancé un travail historique pour tenter de comprendre d’où vient ce problème et, à La Réunion, j’ai identifié un véritable système “alcool” en place. Celui-ci est basé sur la culture sucrière et donc le rhum, un alcool fort, présent aussi sous des formes modernes notamment transformées en vodka ou en gin.

Justement, la consommation d’alcool à La Réunion est-elle spécifique ?

D.M : Oui, ici on consomme plus d’alcool fort, en particulier des spiritueux. Cela représente environ 49 % des ventes contre 21 % en métropole. On boit du rhum, mais aussi du whisky. Il faut savoir qu’il y a un véritable phénomène avec le whisky. Par exemple, la marque Red Label réalise 1,2 % de ses ventes uniquement sur notre île ! Sauf que ces alcools forts entraînent des manifestations particulières. On observe des comportements violents, parfois sur les proches, des complications médicales, une accidentologie routière importante. Et, surtout, un taux de mortalité liée à la consommation d’alcool qui nous vaut toujours la 2e place au niveau national. Si l’on compare, ces alcools provoquent des effets similaires à ceux enregistrés chez les consommateurs de vodka en Russie.

Cela signifie-t-il qu’il y a plus de personnes alcoolodépendantes à La Réunion ?

D.M : Non, justement, c’est la particularité. Si on se fie à la consommation moyenne par habitant de plus de 15 ans, on est à 9,7 % de consommateurs quotidiens en métropole contre 5,2 % ici. Il y a même plus d’abstinents ici, 18 % contre 8 % au niveau national. Le paradoxe, c’est qu’à La Réunion certains consomment en fait beaucoup plus que les autres et des produits plus forts. On est à 3,1 % de consommation quotidienne d’alcool fort ici, contre 2,1 % en métropole. Ce qui explique les chiffres de la mortalité à La Réunion, on est à 400 – 450 décès liés à l’alcool par an en moyenne. Et un taux de passage aux urgences en raison de l’alcool le plus élevé de France.

Quels sont les critères les plus fréquents dans les profils des alcoolo-dépendants à La Réunion ?

D. M : Ce sont en majorité des hommes, souvent en désinsertion sociale, avec parfois une absence de figure paternelle. Ils vivent en zone urbaine ou dans les écarts, des lieux isolés où, parfois, la « boutique » est le seul lieu où il y a de l’animation. Ce qui donne des tragédies à la Zola, chez des personnes de 40 ans qui sont déjà au bout de leur route du rhum. Il y a aussi des femmes, on est à 1 femme pour 4 hommes environ. Et elles sont très stigmatisées, il y a un sentiment de honte, ce qui mène à une consommation cachée et du déni. Alors qu’elles sont souvent elles-mêmes victimes : violences, inceste, etc. Mais l’alcool au féminin est plus nocif qu’au masculin, les effets sont encore plus délétères. Et notamment pendant les grossesses où cela entraîne des TCAF – troubles causés par l’alcoolisation fœtale. La Réunion a le taux le plus élevé de France, 1,2 enfant sur 1 000 concerné par an. Il y a indéniablement plus de cas ici, mais ces chiffres s’expliquent aussi, car on a un centre régional expert sur cette thématique et donc le meilleur taux de détection de France.

Quelles sont, selon vous, les raisons qui conduisent à cette consommation excessive d’alcools forts ?

D.M : À La Réunion, quand on a des problèmes financiers, on boit du rhum parce que c’est bon marché. Et ça, c’est possible grâce à une fiscalité très avantageuse. Pour avoir un ordre d’idée, le droit d’accise [un impôt indirect perçu sur la consommation, notamment d’alcool] est à 1 737 euros/hl d’alcool pur pour une bouteille d’un litre de spiritueux en métropole, contre 38,1 euros/hl pour le rhum réunionnais. Ce sont des lois qui datent d’un autre temps et qui mettent en danger la population, surtout les plus fragiles. C’est vraiment un système “rhum” avec une Sainte Trinité canne-sucre-rhum, à laquelle il ne faut pas toucher. D’autant qu’il bénéficie d’un réseau de distribution incroyable : épicerie, station essence s’ajoutent aux supermarchés de toutes tailles… et envahit l’espace public de publicité. C’est un fléau accepté. Sous couvert de « spécificité réunionnaise », on cause des inégalités. Mais les gens à La Réunion sont-ils des sous-citoyens ?

Êtes-vous un « anti-alcool » comme vous qualifient parfois les alcooliers ?

D.M : Non, moi je ne suis pas contre le rhum, il peut m’arriver d’en déguster et en terme scientifique, le rhum est le spiritueux qui garde le plus l’arôme initial. Je ne suis pas un absolutiste anti-alcool, mais ce qui me choque, c’est la quantité de produits bas de gamme diffusés aussi massivement. C’est aussi cette publicité intensive, partout, dont certaines reprennent le terme Maloya [danse des esclaves réunionnais] alors que ces grandes marques ont un passé esclavagiste ! C’est cette accaparation de l’image et de la culture réunionnaise que je dénonce.

Y-a-t-il des mesures à prendre, mais aussi des avancées notables ?

D.M : Oui, il y a des choses qui bougent ! Notamment la cotisation sécurité sociale qui était moins élevée qu’en métropole. L’État a finalement modifié cela pour qu’elle soit identique à La Réunion. Ensuite, je pense qu’on peut agir en évitant que les prix ne soient si bon marché. Et en termes de marketing, qu’on fasse au moins autant de prévention que de publicité ! Car c’est prouvé, si l’alcool est banalisé, on consomme plus jeune. Heureusement, il y a une prise de conscience des pouvoirs publics, notamment sur l’importance de la prévention. Cette année, 1,2 million d’euros ont été débloqués pour prévenir l’ensemble des addictions. Pour espérer qu’on en finisse un jour, enfin, avec ce sinistre marché de la misère.

Propos recueillis par Lola Fourmy